On ne lit pas en France de témoignages de médecins alors qu'ils peuvent constater chaque jour les conséquences du tabagisme chez leurs patients. Pourquoi ce silence? Se sentent-ils vraiment concernés? Voici le témoignage du Dr Frances Conley alors qu'elle était encore une jeune interne à Stanford, en Californie.
“Nous
sentons-nous vraiment concernés?
Elle n’avait pas
plus de quatorze ans, assise avec sa famille, désoeuvrée, dans la salle
d’attente de l’aéroport. Elle était très jolie, avec une peau légèrement
bronzée, de longs cheveux blonds autour de son visage. Elle se pencha vers son
sac de voyage, en tira un paquet de cigarettes, en prit une, l’alluma, inhala
profondément la fumée et la laissa ressortir lentement.
Pour moi, sa
beauté, son innocence, sa fraîcheur et son avenir s’étaient évanouis.
L’observant derrière
mon magazine, je pensais aux patients dont je m’étais occupée les derniers
mois. J’avais récemment noté un accroissement remarquable du nombre des malades
dont les difficultés de santé étaient attribuables à l’usage qu’ils avaient
fait, leur vie durant, du tabac.
Il y a un mois,
cinq des vingt patients de mon service avaient un cancer du poumon qui avait
gagné le cerveau ou envahi la colonne vertébrale. La croissance rapide et
inexorable des tumeurs avait rendu ces malades incapables de penser, de fonctionner,
étranglait lentement la colonne vertébrale entraînant de grandes douleurs et la
paralysie.
Tous ces malades
sont des gros fumeurs. Tous ont commencé à fumer durant leur adolescence. Seul
l’un d’eux savait qu’il avait un cancer du poumon avant que son système nerveux
soit atteint; pour les autres, la tumeur initiale était encore trop petite pour
avoir attiré l’attention des médecins. Au moment où ils avaient besoin d’un
neuro-chirurugien, la partie était déjà perdue: les cellules malignes avaient déjà
contaminé d’autres organes.
Je ne peux guérir
aucun de ces malades. Je peux seulement leur faire gagner un peu de temps en
retirant la tumeur qui est dans leur cerveau ou en intervenant sur celle qui
grandit près de leur colone vertébrale. Mais ce petit temps gagné, ils doivent
l’utiliser à mettre leurs affaires en ordre, voir un notaire, préparer un
enterrement.
Je ne peux
m’empêcher de penser au visage angoissé d’une future veuve ou à l’horreur dans
les yeux des enfants qui sortent de l’hôpital pour -oui- aller fumer une
cigarette!
La réconfortante
fumée qui satisfait le lancinant besoin de nicotine et apaise l’esprit n’est
pas assez dense pour cacher la réalité. Ce que l’avenir tient en réserve pour
ces enfants est clair et n’est guère attirant.
Pourtant ils sont
bel et bien accrochés à cette habitude tenace, piégés par l’accoutumance et la
dépendance envers cette pratique qui possède leurs parents, qui forme la base
de l’intégration et de l’acceptation sociales dans leur groupe d’âge et qui
pour beaucoup d’entre eux se révélera impossible à abandonner quelques années
plus tard.
Fumer est perçu
comme une pratique d’adulte, sophistiquée, qui a de l’allure. Chaque semaine
les magazines à grand tirage publient chacun au moins sept pages de publicité
consacrées aux cigarettes. Ces pages montrent de jeunes gens beaux, vigoureux,
en bonne santé, qui font des choses amusantes, excitantes.
“Tu as fait un
sacré bout de chemin, chérie”, proclame le slogan bien connu, tu as été si loin
que dans quelques années si les statisitiques se confirment, le cancer du
poumon sera la principale cause de mortalité féminine par cancer, comme c’est
déjà le cas chez les hommes. Bien sûr ces publicités doivent, conformément à la
réglementation, comporter un petit rectangle blanc, un petit appel à la
conscience, comme une petite tape sur les doigts, indiquant que fumer est
dangereux pour la santé.
A quoi réagit un
adolescent: au petit rectangle d’avertissement ou au modèle excitant, à la
mode, qui mène la belle vie? Pour beaucoup, le danger véritable et
immédiatement tangible est de perdre le soutien des ami(e)s du groupe d’âge en
cessant de participer à l’activité qui ouvre dès à présent l’accès aux futurs
plaisirs du monde des adultes.
En tant que
médecin, j’ai vu beaucoup trop de malades mourir d’une mort douloureuse,
misérable et je crois que nous avons l’obligation de protéger nos enfants
contre les conséquences d’une vie passée à fumer: cancer du poumon, crise
cardiaque, emphysème sans parler du coût toujours croissant que représente le
traitement médical de tous ces malades.
Les changements
récents dans la réglementation de la publicitié, comme l’interdiction de
l’utilisation de la publicité à la radio et à la télévision semblent avoir eu un faible impact sur le fumeur
débutant: après tout il/elle voit des films et des émissions de télévision qui
ont été réalisés au milieu des fumées de cigarettes et les héros et héroïnes
ont la cigarette à la main, à la bouche, la fumée dans les poumons.
A la lumière de
ce que sait aujourd’hui la science médicale, il est clair que si le tabac
devait être évalué par un organisme de contrôle avant d’être proposé à la
consommation, sa mise sur le marché serait interdite.
Peut-être la
vraie solution, simple en théorie mais complexe à mettre en oeuvre, est-elle de
cesser la culture du tabac et d’arrêter la fabrication de ses produits.
Frances K. Conley
Stanford,
Californie
article paru dans
le Journal de l’Association Médicale Américaine, JAMA du 24/31 mai 1985).
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