Le pays de la
cigarette, tel que les films publicitaires le montrent est celui des beaux
cow-boys au visage basané, aux chevaux sauvages dans un paysage magnifique. Il
y a aussi les voitures de course, ou les motos, les avions ou les plages. Les
personnages ont l’air sûrs d’eux: les aventuriers triomphent de la jungle, les
jeunes femmes, très belles, sourient.
Je connais un autre pays. C’est un endroit dont bien peu reviennent. Dans ces lieux désolés il n’y a pas de costauds virils, pas de jolies filles souriantes. Les PDG et les employés s’y ressemblent beaucoup, non seulement parce qu’ils portent les mêmes vêtements, mais aussi parce que les gens qui survivent en s’accrochant à un très mince espoir portent tous sur le visage la même expression un peu hantée. Je parle du pays du cancer. Je le connais, j’y suis passé.
J’ai 44 ans, marié, deux enfants. Il y a 4 ans, j’avais un salaire confortable dans une compagnie d’assurances et l’avenir semblait radieux. En mai de cette année, j’ai commencé à avoir un petit peu mal en avalant. Notre médecin de famille a dit que si ça durait encore une semaine il faudrait prendre un rendez-vous avec un spécialiste de la gorge. Cela a duré. Le spécialiste a pensé que c’était simplement nerveux et il a persisté dans ce diagnostic en octobre. Néanmoins, en janvier, convaincu que ce n’était pas seulement “nerveux”, je suis allé à l’hôpital. Et là, le médecin m’a dit, aussi gentiment qu’il a pu, que j’avais un cancer de la gorge.
La première chose
à laquelle j’ai pensé c’est que j’allais mourir et qu’Hélène, ma femme, ne
pourrait pas rester dans la maison que nous venions d’acheter, deux ans
auparavant. Quel dommage que les enfants ne puissent pas y grandir!
Le docteur a
suggéré que j’aille dans un hôpital spécialisé, dans une autre ville. Deux
jours plus tard, nous y sommes partis, Hélène et moi. On m’a placé dans une
chambre à 4 lits, au septième étage de l’aile Est. On l’appelle le 7e Est.
Quand j’ai vu les
trois autres patients dans ma chambre, je n’en ai pas cru mes yeux. C’était
l’heure du dîner et ils étaient en train de manger. Cela n’avait rien à voir
avec les images de cow-boys auprès du feu de camp. Ils étaient debout devant leur
lit et ils versaient avec précaution un liquide rose assez épais dans de petits
tubes en verre. Ensuite ils levaient le tube au dessus de leur tête et le
liquide descendait à travers un petit fil en plastique transparent qui
disparaissait dans une narine.
Ils étaient
obligés de manger ainsi parce qu’on avait coupé en chirurgie leur bouche, leur
langue et leur oesophage. Je pouvais en fait voir la partie arrière de leur
oesophage et tout le devant de leur gorge était ouvert, de la mâchoire
pratiquement jusqu’à la cage thoracique. Chacun d’entre eux portait sous le
menton un bandage spécial absorbant, pour éponger le flot de salive qui coulait
constamment de leur gorge.
La vue de ces
malades “entubés” m’a choqué et déprimé plus que tout depuis que je savais que
j’avais un cancer. Aussitôt que je me suis changé en pyjamas et robe de
chambre, j’ai foncé au solarium où Hélène m’attendait. J’ai allumé une
cigarette en tremblant en pensant à moi et aux autres patients.
Mon médecin
traitant nous a retrouvés au solarium. Je lui ai clairement dit que je
n’accepterais jamais de devenir comme l’un de ces autres patients. Je préférais
mourir que d’être opéré ainsi. Il m’a dit de ne pas y penser, que peut-être
dans mon cas une opération aussi radicale ne serait pas nécessaire.
Hélène devait
rentrer à la maison. Je l’ai raccompagnée à l’ascenseur en faisant semblant
d’être beaucoup plus optimiste que je ne l’étais. “Conduis prudemment”. Les
quelques heures après la femeture des portes de l’ascenseur ont probablement
été les pires de mon existence.
J’ai fui vers le
solarium, incapable d’affronter les visages défigurés de mes compagnons de
chambre. Mais il y avait partout des patients dont on avait retiré la langue,
le pharynx, la gorge, la mâchoire, le menton ou le nez. Beaucoup attendaient
une opération de chirurgie esthétique visant à recontruire leur visage et leur
cou. Il est nécessaire pour cela de faire pousser de la “peau supplémentaire”. Grâce
à une sorte de miracle chirurgical ces parties de peau, des pédicules, peuvent
pousser là où le chirurgien pense que cela convient le mieux. Un malade avait
de la peau qui poussait sur le côté de son cou dans un tube en U, comme la
poignée d’une valise. Chez un autre, l’excroissance naissait entre les épaules
et allait jusqu’à son menton.
J’hésitais entre
l’horreur et la pitié. A quoi est-ce que je ressemblerai bientôt? J’essayais de
me rassurer en me disant que la chirurgie ne serait peut-être pas nécessaire et
je gardais les yeux fixés au sol, sur les murs, partout mais pas sur les autres
malades.
Je repensais aux
films publicitaires pour les cigarettes, à la façon dont on y vantait le goût
du tabac. Mais ces gens qui avaient fumé toute leur vie ne pouvaient plus rien
goûter. Ils se nourrissaient par le biais de tubes en plastique. Quel pouvait
être le goût des tubes en plastique?
Dans les films,
les voix des personnages ou du commentateur étaient jeunes et vibrantes. Les
malades autour de moi n’avaient pas de jolies voix. En fait, beaucoup n’en
avaient plus du tout, ils avaient perdu leurs cordes vocales. Pour communiquer,
ils portaient des blocs et des crayons. D’autres pouvaient utiliser un appareil
électronique qui ressemblait à une lampe de poche. On le place contre la gorge
et il capte les vibrations là où se trouvaient auparavant vos cordes vocales. On
obtient ainsi une petite voix électronique, faible mais compréhensible.
Le lendemain
matin on m’a conduit en salle d’opération pour un examen bronchoscopique. Vous
mettez votre tête en arrière et les médecins glissent un tube en métal dans
votre bouche et le long de votre trachée. Vos réflexes essayent d’éjecter ce
tube et vous pensez que vous allez être asphyxié. Pendant ce temps, deux ou
trois médecins procèdent aux examens. De temps en temps ils prennent un
échantillon pour une biopsie, en faisant descendre un outil le long du tube qui
procède à un prélèvement ici ou là. Je me suis évanoui durant l’examen et je me
suis réveillé dans mon lit.
On m’a dit de ne
rien manger ni boire et de rester au lit au moins deux heures.
Afin d’essayer de
sauver ma voix, si importante dans mon travail de courtier en assurances, on a
d’abord décidé de tenter un traitement avec des radiations. Cela n’a pas marché
et en août les médecins m’ont informé qu’il fallait opérer.
La nuit précédant
l’opération, sachant que je ne parlerais plus jamais, j’ai essayé de dire à
Hélène et aux enfants combien je les aimais. Elle a été très brave. Le
lendemain, en route pour la salle d’opérations, je ne pouvais que réciter des
prières.
On m’a ramené
dans ma chambre onze heures plus tard. J’avais passé tout ce temps sur la table
d’opérations, sauf une heure en salle de réanimation.
Le lendemain,
j’ai appris que les chirurgiens avaient retiré mon larynx, mon pharynx, une
partie de mon oesophage et quelques autres petits bouts ça et là. J’étais
devenu à présent un des “monstres” dont l’aspect m’avait tant effrayé quelques
mois plus tôt. Dorénavant j’allais respirer par un trou à la base de ma gorge,
un stoma. Je savais l’aspect bizarre lié à cette opération et je me sentais
totalement coupé du reste de l’humanité. Cette période a été difficile et
solitaire. Il a fallu 8 opérations successives pour reconstruire le devant de
mon cou. Après avoir fumé environ 19.000 paquets de cigarettes, j’étais devenu
fort différent des mannequins des publicités pour les cigarettes.
Aujourd’hui, les
jeunes semblent aimer le réalisme. Il serait peut-être intéressant qu’une
agence de publicité montre un patient qui a perdu sa gorge à cause du tabac. On
pourrait aussi choisir un patient avec une excroissance de peau. Devrait-on
montrer ceux qui persistent à fumer après leur opération, enfin ceux qui ont
encore une bouche où placer la cigarette? Il y a aussi ce patient que j’ai
rencontré qui fumait en tenant sa cigarette devant le trou qui menait au tube
par lequel l’air passait dans ses poumons.
Ici, au septième
étage, aile Est, nous ne chevauchons pas des étalons, nous ne conduisons pas de
bolides. Nous montons sur des tables roulantes qui nous emmènent à la salle
d’opérations et nous sommes heureux si elles nous en ramènent. Le septième
étage, aile Est n’est qu’une partie du pays du cancer. Au troisième étage, ils
s’occupent des poumons. Dieu merci, je n’ai pas encore eu à y aller.”
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