Désormais, il est interdit de fumer dans les lieux publics dans la capitale kenyane, ainsi qu'à Nakuru, ville située à 150 kilomètres au nord-ouest, et dans la ville portuaire et touristique de Mombasa. Une amie venue me rendre visite de Paris n'en croyait pas ses oreilles.
Le Kenya ne plaisante pas avec la loi antitabac
Par Stéphanie Braquehais (Journaliste) 20H38 30/07/2007
(De Nairobi) Je sens que je fais partie d'une espèce de plus en plus
décriée par l'humanité entière, et au Kenya en particulier, un pays qui
prend l'allure d'une Suisse punitive fière de ses trottoirs propres et de
ses lois liberticides. L'autre jour, au supermarché, je m'apprêtais à
ranger des produits dans un sac en plastique et la caissière m'a saisi le
bras, d'un air effaré: "Les sacs en plastique sont interdits maintenant…
Si on vous trouve dans la rue avec ça, vous pouvez avoir des ennuis avec
la police…" "–C'est une blague?"
Non, ce n'était pas une blague. Et je n'étais pas au bout de mes
surprises. A la terrasse d'un Java House, ces cafés si appréciés à
Nairobi, je buvais une immense tasse de café couleur pisse de chat comme
les Kenyans les apprécient tant (héritage dommageable de la colonisation
britannique sans doute) en compagnie de quelques amis. Et nous avons
allumé quelques cigarettes. C'est alors qu'une serveuse crispée s'est
approchée au pas de course et nous a intimé l'ordre de respecter la
nouvelle loi votée par le conseil municipal de Nairobi à la mi-juillet.
Désormais, il est interdit de fumer dans les lieux publics dans la
capitale kenyane, ainsi qu'à Nakuru, ville située à 150 kilomètres au
nord-ouest, et dans la ville portuaire et touristique de Mombasa. Une amie
venue me rendre visite de Paris n'en croyait pas ses oreilles. A son
arrivée à l'aéroport, elle a allumé la cigarette salvatrice après dix
heures d'avion et le chauffeur de taxi l'a regardée affolé. Elle a caché
sa cigarette dans la voiture, puis a renoncé à cette hypocrisie quand elle
a aperçu deux flics inspecter la voiture du taxi, une cigarette à la
main.
Des tactiques pour contourner la loi
Lieux publics… tout est en effet question d'interprétation. Car selon les
textes, m'apprend Jennifer Kimani, coordinatrice de l'organisme
gouvernemental Nacada (campagne contre l'abus de drogues au Kenya), les
cigarettes sont prohibées dans n'importe quel lieu où se trouverait un
non-fumeur. Bigre. Cela signifie-t-il que, dans ma propre maison, je dois
m'abstenir d'exercer mon droit au cancer du poumon? Exact, y compris dans
ta propre bagnole si les fenêtres sont ouvertes, me répond-elle le visage
grave tel le juge devant l'accusé. Désormais, dans les cafés, je
m'installe près du muret sur lequel je pose mon bras. La cigarette est
située en dehors du périmètre du café et les serveuses ne peuvent plus
rien me dire… Hi, hi.
D'autres fumeurs ont d'autres tactiques pour contourner la loi. Jennifer
Kimani confie que la lecture récente d'articles de journaux l'a bien fait
rire. "Il paraît même que les gens fument dans les toilettes publiques…
Vous vous rendez compte? Ils se cachent pour échapper à la police."
Lorsque la ville de Nakuru a inauguré la prohibition de la cigarette, les
journalistes se sont précipités pour prendre le pouls de certains
consommateurs invétérés. Cela a donné des histoires un peu absurdes, et
les toilettes, qualifiées de nouveau bastion des fumeurs, ont fait la Une
de certains journaux.
Aujourd'hui, en me promenant dans le centre-ville, j'ai soudain remarqué
une foule de gens, sur un trottoir, tirant furieusement sur leurs tiges de
tabac des lampées de nicotine, comme un défi à la désintoxication imposée
par les autorités municipales. Planté au milieu du trottoir, un panneau
flambant neuf intitulé "Smoking area". Ah finalement, il y en a des
espaces réservés pour les anarchistes…
En interrogeant quelques quidams non fumeurs, qui ont donc hérité, si je
comprends bien la loi, de tous les autres trottoirs, certains se
réjouissent: "Moi je ne fume pas et je pense que cette loi est vraiment
bienvenue, parce que vous voyez, la plupart des fumeurs sont vraiment
indisciplinés. Ils arrivent dans un espace public, un restaurant par
exemple, et répandent leur fumée partout." "La fumée de cigarette était
mauvaise pour notre santé, je suis vraiment très content de cette nouvelle
loi." D'autres se montrent plus circonspects.
Un homme en costume noir affiche un sourire ironique quand je lui demande:
"Vous fumez?" D'un geste, il fouille dans la poche avant de sa chemise, il
en sort un paquet à moitié vide. Puis, il se lance dans une diatribe.
"Quand je traverse les rues du centre-ville, j'ai l'impression de respirer
des fumées noires sans interruption. Ils me font bien rire avec leur loi
sur les clopes… Ils feraient mieux de s'occuper de faire changer les pots
d'échappement vétustes, les filtres à gasoil, imposer des vidanges à tous
les propriétaires de voitures, aux taxis, et aux matatus (bus kenyans)."
Mauvaise foi caractéristique du fumeur? Mon interlocuteur a tout de même
raison sur un point: Nairobi est l'une des villes les plus polluées
d'Afrique. Véhicules mal entretenus, anciens modèles, et aucun contrôle
anti-pollution. "On parle de santé publique alors que nos poumons
s'encrassent dès qu'on marche dans la rue, poursuit-il. Il n'y a pas
besoin de cigarettes pour s'inquiéter des effets de la pollution…"
En tous cas, si un policier vous arrête une cigarette à la main, vous êtes
passible d'une amende de 2000 shillings kenyan (environ 25 euros) ou alors
d'une peine de prison de six mois. C'est là que les fumeurs enragent. "Un
policier se grisait déjà à l'idée de t'arrêter dans ta voiture pour te
demander ton carnet de vaccination ou n'importe quoi d'autre pour te
soutirer de l'argent, soupire un gros fumeur. Maintenant, cette histoire
de tabac va lui donner les coudées franches pour demander encore plus
d'argent 'pour le thé'."
Pressions des fabricants
Au bout de quelques jours, les gens ont tellement râlé que le conseil
municipal a décidé d'une période transitoire où les restrictions seraient
assouplies. On peut encore fumer dans les quelques bars qui n'ont pas jeté
les cendriers aux oubliettes, et sur cette histoire de sacs en plastique,
l'application de la loi a duré deux jours et les gens ont repris leurs
vieilles habitudes. Au niveau national, la loi antitabac n'a jamais pu
être appliquée. En 2006, La Haute Cour avait suspendu l'application de la
loi introduite par le gouvernement après un recours des industriels du
tabac. Selon cette loi, les avertissements légaux alléchants du genre
"fumer tue" ou "fumer bouche les artères et provoque des crises cardiaques
et des attaques cérébrales" devaient occuper la moitié de l'espace du
paquet de cigarettes. Les industriels ont argué du temps trop court qui
leur était imparti pour se conformer à la loi.
Des mauvaises langues ont aussi affirmé que certains députés n'ont pas
dédaigné de petits arrangements financiers avec la British American
Tobacco, soupçonnée d'avoir graissé la patte à plusieurs responsables
politiques, pour éviter qu'un vote fatal ne signe la fin d'un commerce
insolemment fructueux. J'ai demandé un rendez-vous à l'attaché de
communication de la British American Tobacco et personne n'a jamais donné
suite à mes demandes d'interviews…
D'un certain côté, une loi sur le tabac est plutôt le signe d'une avancée,
de prise de conscience des problématiques de la santé publique. Les Kenyans
fument 7 millions de cigarettes par an. 12000 Kenyans meurent chaque année
des conséquences du tabac, selon le ministère de la Santé. Un paquet coûte
en moyenne 120 shillings, environ 1,50 euro… Soit quatre fois moins cher
qu'en France. Ramené au niveau de vie, évidemment, le prix ne devient
concurrentiel que pour des expatriés dans mon genre. Au Kenya, il y a
aussi 30000 cultivateurs de tabac, produisant 20000 tonnes par année, qui
s'inquiètent des conséquences de telles restrictions sur leurs revenus. Il
est vrai qu'en Afrique, les sociétés de tabac ne se privent pas de mener
des campagnes publicitaires agressives, en l'absence d'une loi, comme
celles que l'on connaît désormais en Europe. Le marché des pauvres est en
effet assez rémunérateur.
"Finalement, il faut avouer que le tabac n'est vraiment pas notre premier
souci… soupire la coordinatrice de Nacada. Trafic de cocaïne et d'héroïne,
alcool illicite, appelé shanga'a, dans lequel des commerçants peu
scrupuleux rajoutent du méthanol ou de l'huile de moteur de voiture. Un
commerce plus que rentable, qui s'effectue sous le nez et avec la
bénédiction des policiers et de certains politiciens." En voilà un beau
combat. Mais impossible à mener sans s'attirer les foudres de
personnalités politiques au bras long.
Comments