Les propos que vous allez lire ne sont pas protocolaires: ils ne caressent pas dans le sens du poil les institutions et les personnes qui gouvernent aujourd'hui l'organisation de la lutte antitabac. C'est dire qu'ils ont fort peu de chance d'être publiquement approuvés et qu'au contraire leur auteur sera très probablement voué aux gémonies alors qu'il est déjà quasi-totalement ostracisé.
J'appelle révolution de 2007 l'entrée sur le marché de l'antitabac des centaines de millions de dollars de la Fondation Bloomberg dans le cadre de son Initiative Antitabac, suivie en 2008 par l'implication de la Fondation Gates, elle aussi à hauteur de plus de 100 millions de dollars.
On devrait pouvoir se réjouir inconditionnellement d'un tel influx de ressources et il est certes de facto tabou de proférer le moindre doute ou la moindre critique ou suggestion en ce qui concerne la manière dont cette manne providentielle est gérée.
Il faut dès l'abord constater que les deux fondations ne sont pas directement impliquées dans la gestion au détail des fonds qu'elles affectent à la lutte antitabac: elles n'ont chacune qu'une équipe extrêmement réduite spécialisée dans ce domaine et elles "sous-traitent" l'essentiel du travail à des associations ou des institutions pré-existantes.
Ainsi la Fondation Bloomberg a choisi de se reposer sur l'expertise de l'association Campaign for Tobacco Free Kids (CTFK), de l'Union contre la Tuberculose (l'Union), de l'Organisation Mondiale de la Santé, du Centre Antitabac de l'Université Johns Hopkins, de la World Lung Foundation.
La Fondation Gates a confié des projets à l'insitution Canadienne IDRC (pour l'Afrique), à des institutions basées à Atlanta (projets vers la Chine), et plus récemment à l'American Cancer Society (projet vers l'Afrique à partir de 2010).
La FCA (la petite équipe de permanents) joue aussi un role très influent pour déterminer qui sera aidé et qui ne le sera pas.
Puisque notre centre d'intérêt est l'Afrique nous nous concentrerons sur les projets relatifs à ce continent.
On notera d'abord la division un peu arbitraire selon nous entre Afrique du Nord et Afrique Sub-Saharienne qui contribue à exclure (plus ou moins) de projets communs les pays d'Afrique du Nord francophones (Maroc, Algérie, Tunisie) alors que les intégrer à la problématique (comme ils le sont dans la réalité par exemple avec la contrebande via le Sahara) serait plus probablement efficace.
Or selon nous le principal clivage demeure la langue avec l'existence de 3 zones distinctes: anglophone, francophone, lusophone.
La question de la langue se pose d'office pour les francophones, confrontés à des bailleurs de fonds anglophones qui ne parlent pas le français et n'acceptent pas le français comme langue de travail.
Au delà de la langue, la conception dite "compétitive" de l'attribution des fonds conduit dans la pratique à un système obscur de loterie qui empêche l'émergence et le développement d'une stratégie concertée incluant tous les pays et pas seulement une poignée.
En effet, lorsque l'on regarde les projets qui ont fait l'objet d'un financement substantiel depuis 2007 on s'aperçoit qu'il ne s'agit que d'une poignée dont le seul critère de sélection apparent semble leurs bonnes relations avec des acteurs influents au sein ou proches des organismes distributeurs des fonds.
Cela pose problème dans la mesure où cela laisse abandonnés tous les autres qui en sont réduits à écouter les "conseils" visant à apprendre à bien préparer et présenter un projet pour qu'il ait des chances d'être retenu.
Mais ces exhortations ne sont qu'une façade car lorsque l'on y regarde de plus près, évidemment au grand dam des parties concernées, on s'aperçoit très vite que les compétences n'ont rien à voir dans la sélection. On pourrait au contraire penser que trop de compétence nuit en constatant comment des projets présentés par des équipes ultra-sérieuses ne sont pas retenus.
Il va de soi dans cette culture dite "compétitive" que tout le processus de "sélection" demeure totalement opaque, les sélectionneurs se félicitant en revanche ouvertement du nombre de dossiers "refusés" et invitant les concurrents malheureux à se représenter la prochaine fois, sans pour autant leur communiquer le moindre conseil ou remarque sur les raisons de leur présent échec.
Cela ne porterait pas trop à conséquence si cela ne décourageait pas un nombre substantiel de candidats sérieux (qui n'apprécient pas la loterie) et si cela ne mettait en place de façon dominante une approche individualiste, pays par pays alors qu'il conviendrait -au contraire- d'impulser et de soutenir une approche collaborative, incluant tous les pays.
Un aspect essentiel de la révolution de 2007 qui a échappé -jusqu'à présent- à ses auteurs est que compte tenu des sommes maintenant disponibles, une approche dite "compétitive" n'a plus de sens dans la mesure où il y -évidemment- bien assez d'argent pour tout le monde et qu'une approche collaborative serait bien plus efficace.
On peut comprendre que l'Initiative Bloomberg n'ait pas immédiatement assimilé cette situation en raison de la nouveauté du phénomène et de l'ampleur (mondiale) de son effort. Mais il n'en va déjà plus de même quand à la fin de 2007, IDRC reçoit plus de 5 millions de dollars sur deux ans (maintenant prolongés sur 3 ans) pour promouvoir la lutte antitabac en Afrique Sub-Saharienne.
Continuant l'approche "compétitive" IDRC va limiter son soutien à 12 pays alors qu'à l'évidence il y avait assez d'argent pour financer des projets les rassemblant tous (une quarantaine).
2 ans plus tard, alors que l'American Cancer Society a été chargée de prendre à partir de 2010 la suite d'IDRC avec des consignes pour impliquer davantage les Africains dans la gouvernance et pour adopter un fonctionnement plus transparent, les nouvelles règles du "jeu" ne sont pas encore clairement établies et il ne semble pas que les "gestionnaires" ou les candidats à la subvention aient vraiment intégré qu'il y avait lieu d'adopter de nouveaux comportements.
Ainsi on peut lire que lors de la récente conférence de Ouagadougou, des représentants des différents organismes financeurs ont expliqué "comment présenter un bon dossier de subvention", exercice apparemment répété lors de la récente réunion francophone à Paris.
On semble donc continuer de rester sur une conception non collective et non collaborative qui consisterait à dire -par exemple-: nous voulons inciter à la mise en place d'avertissements graphiques sur les emballages, nous invitons donc tous les pays à participer sous la coordination de tel expert, chacun pouvant recevoir un budget de x pour effectuer les interventions a, b,c, etc.
On voit la différence d'approche puisqu'ici les engagements sont clairement définis et le projet vise tous les pays. Il n'y a quasiment aucune incertitude dans la procédure de "candidature" et le risque d'exclusion est faible dans la mesure où les budgets autorisent le financement de plusieurs "grands projets" et qu'il est très probable que tous les activistes pourront trouver un projet dans lequel participer.
Cela suppose évidemment une vision stratégique mais elle existe déjà, synthétisée par les objectifs prioritaires MPOWER et il suffit de la décliner en projets, exercice assez simple dont un exemple a été donné dans la soumission proposée par IMPACT pour un Consortium francophone lors du dernier appel d'offres de la Fondation Gates.
La proposition d'IMPACT n'a pas été retenue mais elle demeure complètement valable et incontournable pour celles et ceux qui souhaitent vraiment un développement général de la lutte antitabac dans tous les pays et pas seulement dans une poignée d'élus.
Nous comprenons fort bien que les lignes qui précèdent et les analyses avancées n'ont que fort peu de chance d'être admises et retenues dans le court terme: elles sont en effet à l'opposé de l'idéologie et des pratiques actuellement dominantes que personne ou quasi-personne n'ose contredire de peur de fâcher les dispensateurs de dollars et se voir ainsi privé de recevoir -éventuellement si on gagne à la loterie, si on fait suffisamment soumission- une partie de la manne.
Dans le même temps on peut percevoir le début d'un changement dans les consignes données par la Fondation Gates à l'American Cancer Society de constituer un Consortium impliquant les activistes Africains, d'adopter des principes de transparence.
Cela est bel et bon et signale -peut-être- une volonté de rupture ou au moins d'un comportement un peu différent de ce que l'on a pu constater jusqu'à présent, mais cela demeure très vague et le risque persiste que ces bonnes intentions ne demeurent qu'au stade des intentions.
Après tout, le dossier initial du projet IDRC était très clair sur ce point. Je cite cet extrait d'un document IDRC en date du 6 septembre 2007 (en anglais of course que je traduis -page 27):" les activistes Africains ont exprimé (lors de la conférence de Bangkok) le fort désir de jouer un rôle clé dans les projets à venir. Ils ont lancé un appel pour que les futurs projets anti-tabac en Afrique ne représentent pas 'la nouvelle vague de colonisation". Les délégués francophones en particulier se sentaient, comment traduire "disenfranchised", mis sur la touche?"
Le sont-ils moins aujourd'hui après presque 2 ans de programme IDRC n'incluant que 4 pays francophones sur 20?
Quelles garanties ont-ils que ce sera différent et mieux la prochaine fois quand les discours qui leur sont tenus demeurent essentiellement les mêmes: présentez un bon dossier et croisez les doigts que vous gagnerez le gros lot au lieu de voilà l'objectif que nous voulons atteindre, discutons ensemble (via l'internet, pas besoin de multiplier les déplacements ultra-couteux) de la façon de procéder en incluant tous les pays.
Les décisionnaires financeurs ne sont pas seuls responsables de la situation dans la mesure où il dépend aussi des activistes Africains d'articuler leurs revendications et de s'organiser collectivement pour faire adopter ces nouvelles règles de fonctionnement.
Evidemment ces nouvelles règles bousculeraient/remplaceraient les pratiques en place et ceux qui en bénéficient aujourd'hui verraient probablement leurs prérogatives et leur privilèges un peu réduits.
On comprend donc qu'ils ne se bousculent pas pour les faire adopter: qui a jamais vu des privilégiés renoncer d'eux-mêmes à leur privilèges?
Il dépend de ce elles et ceux qui sont aujourd'hui encore largement "disenfranchised", mis à l'écart, d'affirmer leur revendication à la pleine participation dans l'organisation et la mise en oeuvre des projets de lutte antitabac qui concernent l'Afrique Francophone, dans le respect du français comme langue de travail et dans un esprit de collaboration et d'inclusion de tous, pas de pseudo-compétition et d'exclusion de la plupart.
Il va de soi, mais cela va encore mieux en le disant, que la transparence et la communication permanente sont des éléments clés d'un nouveau type de fonctionnement: 10% des budgets globaux devraient largement suffire à cette tâche jusqu'ici quasi-totalement négligée malgré les demandes et propositions faites en ce sens.
Là encore, l'obligation de communiquer dérangerait trop les habitudes de controle et de restriction du flux de l'information et la pratique de l'absence de véritable compte-rendu public des activités financées.
A cet égard, la faiblesse des textes diffusés à la suite de réunions organisées au prix fort (mais soigneusement non divulgué) est un triste exemple de la situation actuelle: la justification de la réunion se trouverait dans la réunion elle-même, comme si le simple fait de se déplacer et de se réunir avait une valeur en soi, sans que le moindre projet concret ou la moindre avancée conceptuelle substantielle apparaisse.
On se contentera de répéter d'une réunion à l'autre, d'une année à l'autre, les mêmes couplets sur l'utilité des échanges de vues entre "représentants" de x pays et la mise en place d'une meilleure collaboration sans aucune vraie vision stratégique et aucune entente collective sur un/des projets bien précis, chacun retournant chez soi avec la perspective de remplir une fois de plus une demande individuelle de subvention dont le sort dépendra du bon vouloir de décideurs anglophones anonymes.
On sait que la division a permis la conquête des Gaules. De la même façon la division des Africains francophones, leur absence de capacité d'organisation vraiment collective les rend démunis devant les Fondations anglophones (sauf pour les mieux connectés).
Les Fondations anglophones pourraient comprendre que l'efficacité dépend de la mise en oeuvre d'une approche collective, comme ils en avaient eu l'intuition au début de l'initiative Bloomberg quand leur discours incluait une incitation à présenter des projets "en coalition".
Ce serait certainement plus simple si les activistes francophones décidaient eux-mêmes de se rassembler et de présenter des projets inclusifs au lieu de persister à soumettre des projets pays par pays.
Quid des organisations existantes qui prétendent rassembler les activistes? Au delà du discours rassembleur, quelle est leur pratique en matière de redistribution des fonds qu'ils reçoivent, de transparence dans leur gestion, leur gouvernance et de compte-rendu de leur utilisation?
Poser ces questions est totalement tabou dans le monde de l'anti-tabac alors que c'est une demande grandissante dans de nombreux autres secteurs et que les Fondations elles-mêmes se réfèrent à ces principes (bien entendu sans pour autant se les appliquer).
Nous en resterons donc donc là, ayant largement accumulé assez d'hérésies pour justifier un ostracisme maximum.
On peut prédire que ces idées referont surface dans quelques années et seront éventuellement adoptées comme d'excellentes innovations, sans aucune référence à ceux qui les auront initialement émises et auront été pour ce faire rejetés de la communauté.
C'est un scénario classique.
Bonne chance à toutes et à tous dans vos efforts pour promouvoir la lutte antitabac en Afrique.
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