Les textes qui suivent datent des premières années de mon implication dans la lutte antitabac, lorsque je rassemblais des documents pour présenter Tabac-Environnement, pour nourrir notre lettre d'information qui s'appelait "Dinosaures" en souvenir du fameux dessin de Gary Larson sur "la vraie raison de l'extinction des dinosaures", où l'on voit deux dinosaures en train de fumer. Plusieurs de ces textes sont des traductions que j'ai effectuées à partir d'originaux en anglais.
“Nous
sentons-nous vraiment concernés? est un témoignage du Dr Frances Conley, publié dans le Journal de l’Association Médicale Américaine, JAMA, du 24/31 mai 1985.
Témoignage: décès d'un fumeur, par le Dr Hugh F Johnston
"Le parcours du non-fumeur" par Isabelle D. Kufeld a été publié dans la revue L'Impatient, n°94, de septembre 1985
"Le pays du cancer" été écrit en 1967 par Hugh Mooney pour le magazine New-Yorkais Christian
Herald.
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“Nous
sentons-nous vraiment concernés?
Elle n’avait pas
plus de quatorze ans, assise avec sa famille, désoeuvrée, dans la salle
d’attente de l’aéroport. Elle était très jolie, avec une peau légèrement
bronzée, de longs cheveux blonds autour de son visage. Elle se pencha vers son
sac de voyage, en tira un paquet de cigarettes, en prit une, l’alluma, inhala
profondément la fumée et la laissa ressortir lentement.
Pour moi, sa
beauté, son innocence, sa fraîcheur et son avenir s’étaient évanouis.
L’observant derrière
mon magazine, je pensais aux patients dont je m’étais occupée les derniers
mois. J’avais récemment noté un accroissement remarquable du nombre des malades
dont les difficultés de santé étaient attribuables à l’usage qu’ils avaient
fait, leur vie durant, du tabac.
Il y a un mois,
cinq des vingt patients de mon service avaient un cancer du poumon qui avait
gagné le cerveau ou envahi la colonne vertébrale. La croissance rapide et
inexorable des tumeurs avait rendu ces malades incapables de penser, de fonctionner,
étranglait lentement la colonne vertébrale entraînant de grandes douleurs et la
paralysie.
Tous ces malades
sont des gros fumeurs. Tous ont commencé à fumer durant leur adolescence. Seul
l’un d’eux savait qu’il avait un cancer du poumon avant que son système nerveux
soit atteint; pour les autres, la tumeur initiale était encore trop petite pour
avoir attiré l’attention des médecins. Au moment où ils avaient besoin d’un
neuro-chirurugien, la partie était déjà perdue: les cellules malignes avaient déjà
contaminé d’autres organes.
Je ne peux guérir
aucun de ces malades. Je peux seulement leur faire gagner un peu de temps en
retirant la tumeur qui est dans leur cerveau ou en intervenant sur celle qui
grandit près de leur colone vertébrale. Mais ce petit temps gagné, ils doivent
l’utiliser à mettre leurs affaires en ordre, voir un notaire, préparer un
enterrement.
Je ne peux
m’empêcher de penser au visage angoissé d’une future veuve ou à l’horreur dans
les yeux des enfants qui sortent de l’hôpital pour -oui- aller fumer une
cigarette!
La réconfortante
fumée qui satisfait le lancinant besoin de nicotine et apaise l’esprit n’est
pas assez dense pour cacher la réalité. Ce que l’avenir tient en réserve pour
ces enfants est clair et n’est guère attirant.
Pourtant ils sont
bel et bien accrochés à cette habitude tenace, piégés par l’accoutumance et la
dépendance envers cette pratique qui possède leurs parents, qui forme la base
de l’intégration et de l’acceptation sociales dans leur groupe d’âge et qui
pour beaucoup d’entre eux se révélera impossible à abandonner quelques années
plus tard.
Fumer est perçu
comme une pratique d’adulte, sophistiquée, qui a de l’allure. Chaque semaine
les magazines à grand tirage publient chacun au moins sept pages de publicité
consacrées aux cigarettes. Ces pages montrent de jeunes gens beaux, vigoureux,
en bonne santé, qui font des choses amusantes, excitantes.
“Tu as fait un
sacré bout de chemin, chérie”, proclame le slogan bien connu, tu as été si loin
que dans quelques années si les statisitiques se confirment, le cancer du
poumon sera la principale cause de mortalité féminine par cancer, comme c’est
déjà le cas chez les hommes. Bien sûr ces publicités doivent, conformément à la
réglementation, comporter un petit rectangle blanc, un petit appel à la
conscience, comme une petite tape sur les doigts, indiquant que fumer est
dangereux pour la santé.
A quoi réagit un
adolescent: au petit rectangle d’avertissement ou au modèle excitant, à la
mode, qui mène la belle vie? Pour beaucoup, le danger véritable et
immédiatement tangible est de perdre le soutien des ami(e)s du groupe d’âge en
cessant de participer à l’activité qui ouvre dès à présent l’accès aux futurs
plaisirs du monde des adultes.
En tant que
médecin, j’ai vu beaucoup trop de malades mourir d’une mort douloureuse,
misérable et je crois que nous avons l’obligation de protéger nos enfants
contre les conséquences d’une vie passée à fumer: cancer du poumon, crise
cardiaque, emphysème sans parler du coût toujours croissant que représente le
traitement médical de tous ces malades.
Les changements
récents dans la réglementation de la publicitié, comme l’interdiction de
l’utilisation de la publicité à la radio et à la télévision semblent avoir eu un faible impact sur le fumeur
débutant: après tout il/elle voit des films et des émissions de télévision qui
ont été réalisés au milieu des fumées de cigarettes et les héros et héroïnes
ont la cigarette à la main, à la bouche, la fumée dans les poumons.
A la lumière de
ce que sait aujourd’hui la science médicale, il est clair que si le tabac
devait être évalué par un organisme de contrôle avant d’être proposé à la
consommation, sa mise sur le marché serait interdite.
Peut-être la
vraie solution, simple en théorie mais complexe à mettre en oeuvre, est-elle de
cesser la culture du tabac et d’arrêter la fabrication de ses produits.
Frances K. Conley
Stanford,
Californie
article paru dans
le Journal de l’Association Médicale Américaine, JAMA du 24/31 mai 1985).
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Témoignage :
décès d’un fumeur.
Durant mes études
de médecine, mes professeurs étaient des gens reponsables qui réalisaient que
les étudiants ont souvent du mal à se comporter correctement face à l’agonie et
à la mort.
C’est pourquoi
nous avions à lire plusieurs articles et des livres sur ce sujet et à
participer à des groupes de discussion où le problème de la mort était
longuement traité. Nous parlions des maladies terminales, de l’euthanasie, des
expériences de la mort que nous avions pu avoir dans nos familles, et même de
comment nous envisagions notre propre mort. Ces réunions ont duré six mois à la
fin desquels nous avons eu à remettre un mémoire. A l’époque tout cela me semblait
raisonnable et on quittait ce cours avec le sentiment d’avoir appris à maîtriser
un domaine de plus.
L’année suivante,
j’ai fait la connaissance à l’hôpital de M. G.
C’était un
militaire, la cinquantaine, célibataire, sans famille. Il était arrivé
fortement à bout de souffle, avec une hemoptysis presque constante, héritage de
30 années de cigarettes.
Nous ne pouvions
pas grand’chose pour lui car on avait déjà tout essayé : chirurgie,
chimiothérapie, radiations. Pourtant, comme d’habitude, la tumeur continuait de
se développer dans ses poumons.
Il passa les deux
premiers jours assis au lit, en essayant de respirer et en toussant des
particules ensanglantées.
Nous essayions
tous de l’aider du mieux que nous pouvions et il nous en était reconnaissant.
Mais il savait que la fin était proche et parfois, au cours d’une quinte de
toux, lorsqu’il s’étranglait plus fortement, je pouvais lire la terreur dans
ses yeux.
Je m’arrêtais
dans sa chambre aussi souvent que possible pour prendre de ses nouvelles. A mes
« ça va » il répondait en secouant la tête, « pas bien ».
Le troisième jour
de son hospitalisation un infirmière est entrée en courant dans la salle de
garde en nous demandant de venir vite parceque M.G allait très mal.
Nous l’avons
trouvé assis dans son lit avec sur les genoux un bassin déjà à moitié rempli de
sombres caillots. Il luttait terriblement, s’étouffant dans son propre sang.
Son visage était
cramoisi, les yeux exorbités par la peur.
Comme le
saignement empirait, la lutte devenait plus douloureuse. Il pouvait de moins en
moins respirer et s’étranglait horriblement. Il essayait violemment de prendre
sa respiration mais en était empêché par une quinte de toux et un étouffement.
De grandes
quantités de sang coulaient de son nez et de sa bouche, le long de son menton,
jusque sur ses genoux.
Lorsque la toux
le prenait il nous éclaboussait de son sang. Il faisait un son horrible, comme
qulequ’un qui crierait sous l’eau.
L’infirmière et
moi tentions de l’aider le mieux possible.
J’essayais de
maintenir le masque à oxygène proche de lui mais vide de sang ; elle
essayait de l’aider à retirer les plus gros caillots qui obstruaient sa bouche
et sa gorge. L’interne insistait au téléphone pour obtenir de l’aide. Mais
c’était sans espoir. Le sang continuait d’affluer et la scène devenait de plus
en plus macabre. Il avait comme une barbe de caillots ensanglantés qui
tressaillait lourdement autour de son nez et de son menton. Entre chaque crise
il se balançait d’avant en arrière en murmurant « oh s’il vous plaît, s’il
vous plaît ».
Soudain tout
devînt silencieux : ce devait être un gros caillot. Il avait la bouche
ouverte mais l’air ne passait pas. Il nous regarda tout à tour, nous implorant
du regard. Nous l’avons couché sur le dos, sans succès.
Il essayait
encore désepérément de respirer, ouvrant et fermant la bouche comme une étrange
et silencieuse imitation d’un poisson. Il m’a semblé qu’il luttait ainsi en
silence durant une éternité.
Ses paupières se
sont finalement fermées et nous l’avons doucement étendu. Il continuait
faiblement d’essayer de respirer tandis que sa peau prenait une couleur
bleue-gris. Puis il a eu une attaque et il remuait dans tous les sens sur le
lit. Nous avons attendu longtemps avant que cela aussi s’arrête.
Personne ne
bougeait. L’infirmière hébétée, couverte de sang, l’interne tenant toujours le
téléphone, choqué.
Je pensais à mon
cours sur l’agonie et la mort. Il n’avait pas traité d’un vieil homme sans
défense, terrifié, mourant d’une mort horrible, terriblement douloureuse.
Les livres, les
articles, les discussions de groupe, tout cela semblait loin et inadéquat. Mais
il y avait tout près la peur, la
tristesse, la futilité.
Hugh F Johnston
Docteur en
médecine, Madison, Wisconsin
Cet article est
paru dans le Journal de l’Association Médicale Américaine, JAMA, du 23/30
novembre 1984)
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“Le parcours du
non-fumeur”
Les ennuis commencent
sitôt le seuil de l’appartement franchi. Je m’engouffre dans l’ascenseur. Une
odeur de tabac me prend à la gorge. Je retiens ma respiration jusqu’au
rez-de-chausée. Dans le métro il est interdit de fumer. Dans les wagons du
moins, car dans les couloirs et sur les quais, je dois faire preuve de beaucoup
d’astuce et de vigilance pour éviter les volutes de fumée qui parsèment mon
parcours. C’est une véritable épreuve de gymkhana.
Mais les
problèmes commencent réellement quand j’arrive au bureau. La majorité de mes
collègues fument en travaillant et plusieurs sont de gros fumeurs. En milieu de
matinée, l’air est déjà irrespirable. J’ouvre la fenêtre. Mais sauf en période
de canicule, il se trouve toujours quelqu’un qui a froid. Bientôt, je commence
à sentir les premiers picotements aux yeux et dans la gorge.
Vers 13 heures,
tout le monde va déjeûner. Pour éviter de me singulariser, je me joins souvent
à mes collègues. Au restaurant, la plupart fument en attendant d’être servis,
entre les plats aussi s’ils tardent à venir, à la fin du repas bien sûr avec le
café. A ce moment la salle n’est plus un restaurant mais un fumoir.
A bout de
souffle, je laisse mes compagnons et je fonce au jardin public le plus proche
m’oxygéner avant de reprendre le boulot.
L’après-midi,
pour peu que le travail soit en retard et que l’atmosphère soit tendue, tout le
monde craque et là, même les petits fumeurs sortent leur attirail. Moi je
commence à donner des signes de malaise. Mais on ne fait pas attention à moi. On
me suggère seulement de prendre des médicaments. De me soigner, quoi!
Au retour, dans
les couloirs du métro, je retrouve ceux du matin, plus accrochés que jamais. J’ai
de funestes pensées à leur encontre. dans le wagon, si par malheur j’en vois
un...
J’arrive chez moi
avec un mal de tête lancinant. Je retire tous mes vêtements imprégnés de
l’odeur de tabac. Malgré cela, cette odeur me colle à la peau. Pas question de
passer la soirée avec le moindre fumeur!
Le week-end arrive enfin. Je suis, malgré tout, une personne sociable, qui a envie de sortir, de voir
des gens, de s’amuser. Mais ça ne va pas être simple.
Si je vais au
restaurant, même en ayant bien sélectionné mes amis de table, il y aura
toujours des fumeurs aux tables voisines. Si je vais dîner chez des amis et
s’ils sont fumeurs, pas question de les empêcher de fumer dans leur propre
maison. Il me faudra supporter encore, sous peine d’être considérée comme un
trouble-fête.
Au cinéma, il est
interdit de fumer. Mais il faut d’abord affronter les cigarettes de la file
d’attente, et le film à peine terminé, c’est un concert de briquets et
d’allumettes bien avant d’avoir quitté la salle.
Mais il y a pire,
car beaucoup d’endroits sont en fait pour moi infréquentables: les salles de
concert (non classiques), les endroits “à la mode” où l’on danse, où l’on
drague; même les cafés sont souvent irrespirables.
Tout compte fait,
je préfère souvent, pendant mes loisirs, soit rester chez moi, seule ou avec
des non-fumeurs, soit marcher dans des jardins, parcs, forêts, me recharger en
oxygène pour la longue et asphyxiante semaine qui m’attend.
Au bout de
quelques années de ce tabagisme forcé, je fais le bilan et ce n’est guère
réjouissant: je travaille moins vite et moins bien, je souffre de
conjonctivite, j’envisage de donner ma démission.
J’ai perdu
contact avec certains de mes anciens amis qui décidément fumaient trop, je n’ai
pas cherché à développer des affinités pourtant existantes avec de nouvelles
connaissances parce que c’étaient des fumeurs.
Je suis parfois
crispée, irritable ou acerbe dans un entourage tabagique et je le déplore mais
personne ne veut croire que c’est simplement dû à cette satanée fumée. Bref ma
vie professionnelle est menacée, ma vie sociale l’est aussi.
Quant à ma santé,
outre des troubles momentanés directement liés à ma présence dans des lieux
enfumés (toux, nausées, maux de tête, picotement des yeux), je souffre
également de tachycardie et de faiblesse respiratoire. Il ne s’agit pas de
maladies “psychologiques” et fantaisistes, mais de troubles réels et
mesurables.”
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Le pays de la
cigarette, tel que les films publicitaires le montrent est celui des beaux
cow-boys au visage basané, aux chevaux sauvages dans un paysage magnifique. Il
y a aussi les voitures de course, ou les motos, les avions ou les plages. Les
personnages ont l’air sûrs d’eux: les aventuriers triomphent de la jungle, les
jeunes femmes, très belles, sourient.
Je connais un
autre pays. C’est un endroit dont bien peu reviennent. Dans ces lieux désolés
il n’y a pas de costauds virils, pas de jolies filles souriantes. Les PDG et
les employés s’y ressemblent beaucoup, non seulement parce qu’ils portent les
mêmes vêtements, mais aussi parce que les gens qui survivent en s’accrochant à
un très mince espoir portent tous sur le visage la même expression un peu
hantée. Je parle du pays du cancer. Je le connais, j’y suis passé.
J’ai 44 ans,
marié, deux enfants. Il y a 4 ans, j’avais un salaire confortable dans une
compagnie d’assurances et l’avenir semblait radieux. En mai de cette année,
j’ai commencé à avoir un petit peu mal en avalant. Notre médecin de famille a
dit que si ça durait encore une semaine il faudrait prendre un rendez-vous avec
un spécialiste de la gorge. Cela a duré. Le spécialiste a pensé que c’était
simplement nerveux et il a persisté dans ce diagnostic en octobre. Néanmoins,
en janvier, convaincu que ce n’était pas seulement “nerveux”, je suis allé à
l’hôpital. Et là, le médecin m’a dit, aussi gentiment qu’il a pu, que j’avais
un cancer de la gorge.
La première chose
à laquelle j’ai pensé c’est que j’allais mourir et qu’Hélène, ma femme, ne
pourrait pas rester dans la maison que nous venions d’acheter, deux ans
auparavant. Quel dommage que les enfants ne puissent pas y grandir!
Le docteur a
suggéré que j’aille dans un hôpital spécialisé, dans une autre ville. Deux
jours plus tard, nous y sommes partis, Hélène et moi. On m’a placé dans une
chambre à 4 lits, au septième étage de l’aile Est. On l’appelle le 7e Est.
Quand j’ai vu les
trois autres patients dans ma chambre, je n’en ai pas cru mes yeux. C’était
l’heure du dîner et ils étaient en train de manger. Cela n’avait rien à voir
avec les images de cow-boys auprès du feu de camp. Ils étaient debout devant leur
lit et ils versaient avec précaution un liquide rose assez épais dans de petits
tubes en verre. Ensuite ils levaient le tube au dessus de leur tête et le
liquide descendait à travers un petit fil en plastique transparent qui
disparaissait dans une narine.
Ils étaient
obligés de manger ainsi parce qu’on avait coupé en chirurgie leur bouche, leur
langue et leur oesophage. Je pouvais en fait voir la partie arrière de leur
oesophage et tout le devant de leur gorge était ouvert, de la mâchoire
pratiquement jusqu’à la cage thoracique. Chacun d’entre eux portait sous le
menton un bandage spécial absorbant, pour éponger le flot de salive qui coulait
constamment de leur gorge.
La vue de ces
malades “entubés” m’a choqué et déprimé plus que tout depuis que je savais que
j’avais un cancer. Aussitôt que je me suis changé en pyjamas et robe de
chambre, j’ai foncé au solarium où Hélène m’attendait. J’ai allumé une
cigarette en tremblant en pensant à moi et aux autres patients.
Mon médecin
traitant nous a retrouvés au solarium. Je lui ai clairement dit que je
n’accepterais jamais de devenir comme l’un de ces autres patients. Je préférais
mourir que d’être opéré ainsi. Il m’a dit de ne pas y penser, que peut-être
dans mon cas une opération aussi radicale ne serait pas nécessaire.
Hélène devait
rentrer à la maison. Je l’ai raccompagnée à l’ascenseur en faisant semblant
d’être beaucoup plus optimiste que je ne l’étais. “Conduis prudemment”. Les
quelques heures après la femeture des portes de l’ascenseur ont probablement
été les pires de mon existence.
J’ai fui vers le
solarium, incapable d’affronter les visages défigurés de mes compagnons de
chambre. Mais il y avait partout des patients dont on avait retiré la langue,
le pharynx, la gorge, la mâchoire, le menton ou le nez. Beaucoup attendaient
une opération de chirurgie esthétique visant à recontruire leur visage et leur
cou. Il est nécessaire pour cela de faire pousser de la “peau supplémentaire”. Grâce
à une sorte de miracle chirurgical ces parties de peau, des pédicules, peuvent
pousser là où le chirurgien pense que cela convient le mieux. Un malade avait
de la peau qui poussait sur le côté de son cou dans un tube en U, comme la
poignée d’une valise. Chez un autre, l’excroissance naissait entre les épaules
et allait jusqu’à son menton.
J’hésitais entre
l’horreur et la pitié. A quoi est-ce que je ressemblerai bientôt? J’essayais de
me rassurer en me disant que la chirurgie ne serait peut-être pas nécessaire et
je gardais les yeux fixés au sol, sur les murs, partout mais pas sur les autres
malades.
Je repensais aux
films publicitaires pour les cigarettes, à la façon dont on y vantait le goût
du tabac. Mais ces gens qui avaient fumé toute leur vie ne pouvaient plus rien
goûter. Ils se nourrissaient par le biais de tubes en plastique. Quel pouvait
être le goût des tubes en plastique?
Dans les films,
les voix des personnages ou du commentateur étaient jeunes et vibrantes. Les
malades autour de moi n’avaient pas de jolies voix. En fait, beaucoup n’en
avaient plus du tout, ils avaient perdu leurs cordes vocales. Pour communiquer,
ils portaient des blocs et des crayons. D’autres pouvaient utiliser un appareil
électronique qui ressemblait à une lampe de poche. On le place contre la gorge
et il capte les vibrations là où se trouvaient auparavant vos cordes vocales. On
obtient ainsi une petite voix électronique, faible mais compréhensible.
Le lendemain
matin on m’a conduit en salle d’opération pour un examen bronchoscopique. Vous
mettez votre tête en arrière et les médecins glissent un tube en métal dans
votre bouche et le long de votre trachée. Vos réflexes essayent d’éjecter ce
tube et vous pensez que vous allez être asphyxié. Pendant ce temps, deux ou
trois médecins procèdent aux examens. De temps en temps ils prennent un
échantillon pour une biopsie, en faisant descendre un outil le long du tube qui
procède à un prélèvement ici ou là. Je me suis évanoui durant l’examen et je me
suis réveillé dans mon lit.
On m’a dit de ne
rien manger ni boire et de rester au lit au moins deux heures.
Afin d’essayer de
sauver ma voix, si importante dans mon travail de courtier en assurances, on a
d’abord décidé de tenter un traitement avec des radiations. Cela n’a pas marché
et en août les médecins m’ont informé qu’il fallait opérer.
La nuit précédant
l’opération, sachant que je ne parlerais plus jamais, j’ai essayé de dire à
Hélène et aux enfants combien je les aimais. Elle a été très brave. Le
lendemain, en route pour la salle d’opérations, je ne pouvais que réciter des
prières.
On m’a ramené
dans ma chambre onze heures plus tard. J’avais passé tout ce temps sur la table
d’opérations, sauf une heure en salle de réanimation.
Le lendemain,
j’ai appris que les chirurgiens avaient retiré mon larynx, mon pharynx, une
partie de mon oesophage et quelques autres petits bouts ça et là. J’étais
devenu à présent un des “monstres” dont l’aspect m’avait tant effrayé quelques
mois plus tôt. Dorénavant j’allais respirer par un trou à la base de ma gorge,
un stoma. Je savais l’aspect bizarre lié à cette opération et je me sentais
totalement coupé du reste de l’humanité. Cette période a été difficile et
solitaire. Il a fallu 8 opérations successives pour reconstruire le devant de
mon cou. Après avoir fumé environ 19.000 paquets de cigarettes, j’étais devenu
fort différent des mannequins des publicités pour les cigarettes.
Aujourd’hui, les
jeunes semblent aimer le réalisme. Il serait peut-être intéressant qu’une
agence de publicité montre un patient qui a perdu sa gorge à cause du tabac. On
pourrait aussi choisir un patient avec une excroissance de peau. Devrait-on
montrer ceux qui persistent à fumer après leur opération, enfin ceux qui ont
encore une bouche où placer la cigarette? Il y a aussi ce patient que j’ai
rencontré qui fumait en tenant sa cigarette devant le trou qui menait au tube
par lequel l’air passait dans ses poumons.
Ici, au septième
étage, aile Est, nous ne chevauchons pas des étalons, nous ne conduisons pas de
bolides. Nous montons sur des tables roulantes qui nous emmènent à la salle
d’opérations et nous sommes heureux si elles nous en ramènent. Le septième
étage, aile Est n’est qu’une partie du pays du cancer. Au troisième étage, ils
s’occupent des poumons. Dieu merci, je n’ai pas encore eu à y aller.”
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Dix Questions/Réponses,
des chiffres à méditer
(Source: note de présentation de Tabac-Environnement, été 1996)
Tandis que le budget annuel du Comité National
Contre le Tabagisme était de : 2 , 5 , 10 millions de francs
500, 1500, 2500 millions de francs
10. Quand a eu lieu
la première campagne gouvernementale anti-tabac aux
1954 1964 1974
Réponses
4. Le
paquet de cigarettes norvégien coûtait 20,60F selon le Quotidien de Paris du
28/29 juin 1986. Les cigarettes sont moitié moins chères en France qu’en
Grande-Bretagne ou en RFA.
6. Le
budget de lancement de la Gauloise blonde pour 1984 a été de 25 millions de
francs, le budget du CNCT était inférieur à 2 millions de francs (source: Le
Monde du 21 mai 1986)
9. Les
ventes “restreintes” aux militaires en 1976 coûtaient environ 150 millions de
francs à l’Etat (débat au Sénat, JO 1976, p. 1896)
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