Cet entretien avec Luc Bihl a été réalisé par Lise Mingasson le 14 avril 1995.
LM: Est-ce que le CNCT est un client comme un autre?
Luc Bihl: Non, ce n'est pas un client. Ce n'est pas un client comme un autre. D'abord parce que c'est une cause sociale, beaucoup plus large qu'une simple affaire. Je dirai que pour moi, j'ai une activité centrale qui est la défense des consommateurs et la lutte contre le tabac me semble s'inscrire dans le cadre d'une défense des individus contre la toute puissance économique qu'imposent certains types de consommation soit coûteux soit dangereux.
Ce qui est le plus intéressant, c'est que d'une part, je suis convaincu que le tabac représente un danger considérable et je suis convaincu que le silence des medias sur le danger est dû à la toute puissance économique des supranationales (des entreprises au dessus des états et qui imposent un mode de vie, de consommation, de mort, aux gens).
LM: Et pourtant, en entrant ici j'ai senti la cigarette et vous toussez...
Luc Bihl: Je suis ou j'ai été? Je suis ou j'ai été un gros fumeur car depuis l'âge de vinbgt ans, je fume. Je me suis arrêté une première fois, ça a duré trois mois. Je me suis arrêté une deuxième fois, ça a duré six mois, je suis en train de m'arrêter une troisième fois. Si ce sont les huit permiers jours les plus durs, je viens de franchir le cap le plus dur! Je ne sais pas si ça va durer. Ce n'est pas facile, surtout avec un certain mode de vie, un certain mode de travail, la cigarette ou le petit cigare, devient assez facilement une habitude, un excitant intellectuel. Mais ça ne me dérange pas dans mon activité d'avocat du CNCT. Par exemple, plaidant devant le tribuanl, un avocat de Camel, je crois, a cru devoir faire remarquer au tribunal que je fumais. J'ai répondu que je n'avais jamais compris comment qui n'avait toute sa vie bu que de l'eau pouvait parler de l'alcool, comment le pape pouvait parler du préservatif. Seule une personne victime, esclave du tabac peut parler de ce qu'est la dépendance envers le tabac.
LM: Esclave, comment illustrez-vous ce terme?
Luc Bihl: Je sais intellectuellement que le tabac est dangereux, qu'i lest une dépendance puisque je n'arrive pas à m'en passer. Donc, sachant ceal, je continue à consommer du tabac, qu'est-ce-que c'est sinon de l'esclavage?
LM: Qu'est-ce que cela vous fait comme excès, astreintes?
Luc Bihl: En tant que fumeur, j'impose ma fumée à des personnes qui ne le souhaitent pas. Ma femme fume très peu, mon fils est profondément antifumeur, il a même tendance à confisquer les cigarettes des autres et les détruire, c'est un terroriste...
LM: Les vôtres?
Luc Bihl: Non, il considère que c'est à part. J'impose cela à des gens qui ne le désirent pas. Il y a des gens qui fument sans savoir pourquoi et sans savoir qu'ils sont dépendants du tabac. Moi, c'est pire, parceque j'en ai parfaitement conscience. Je plaide, je passe des heures par semaine sur mes dossiers à expliquer que le tabac est dangereux, est mortel et avec ça, je continue de fumer. C'est bien le fait d'une dépendance tout de même.
LM: Vous, est-ce que vous savez pourquoi vous fumez?
Luc Bihl: Le tabac est dangereux, mais il a des aspects positifs aux plans personnel et social. On peut dire que les bistrots sont dangereux, mais ils remplissent un rôle social fantastique. Le tabac est un lien. Les jeunes comencent à fumer de plus en plus tôt, à 12 ou 13 ans. Pourquoi? Offrir une cigarette, c'est créer un lien, un côté convivial, au XVIIIe on faisait une révérence avec son chapeau, au XIXe on offrait uen carte de visite, aujourd'hui on offre une cigarette, ça a un côté positif. En partie c'est ce qui crée cette habitude.
LM: Et l'autre partie?
Luc Bihl: C'est faire comme les autres, les autres fument donc je fume, c'est accéder à l'adolescence. Au même titre qu'on a sa première sortie, sa première soirée. Ce sotn les côtés que l'on peut expliquer du tabac. Mais moi? Je peux dire que je fume essentiellement quand j'écris. Quand je suis en vacances je ne fume presque plus.
LM: Qu'est-ce que ça compense?
Luc Bihl: Deux réponses: une dont je ne suis pas sûr et une autre dotn je suis sûr. Il y a un excitant intellectuel. Quand je travaille, je bois beaucoup de café, j'ai la sensation aussi que ça m'aide. Deuxième point, c'est devenu une manie. Quand j'écris je ne pense pas à autre chose, j'ai un paquet, j'en prends devant moi, machinalement... Mais sur cette question totu a été dit par un de mes prédécesseurs: Balzac. Il y a un passage sur le tabac, fantastique...
LM: Est-ce que le fait de vous être arrêté de fumer joue sur votre capacité à travailler?
Luc Bihl: Absolument pas. Quand je me suis arrêté six mois, j'ai repris très bêtement, ça ne m'a aps diminué ni ma capacité de travail ni rien, ça n'a rien changé! Si: je me sentais beaucoup mieux. Incontestablement c'était positif. Ne pas fumer me facilite le travail.
LM: Comment dans ces trosi fois où vous vous êtes arrêté, comment avez-vous pris la décision, et aussi vous avez dit "j'ai repris bêtement". Comment?
Luc Bihl: La décision je la prends parce que je sais en profondeur que je dois arrêter, que cela ne m'apporte rien.Tous les dossiers, les études disent que c'est dangereux. J'ai 56 ans, donc je sais que le tabac risque de me provoquer une vieillesse douloureuse. Qu'est-ce qui fait que je vais m'arrêter tel jour? Fichtre, je n'en sais rien. Cette fosi je prends huit jours de vacances à Pâques. Je me suis dit qu'en m'arrêtant huit jours avant, j'aurais fait les 15 jours les plus durs, et je n'aurais plus qu'à continuer. mais il n'y a pas un évènement particulier, ni une révélation du Saint-esprit. Hélas. Ni un médecin qui me dise: il ne faut plus fumer, stop tabac. Alors pourquoi j'ai repris? La deuxième fois, la responsable c'est ma fille. Ma fille se mettant à fumer du jour au lendemain, elle nous a littéralement asphyxiés de tabac au moment où ma femme et moi avions arrêté de fumer. C'est très bête, c'est un comble de voir un vieux bonhomme de 56 ans suivre l'exemple d'une gamine de 18 ans. Je ne veux pas l'incriminer, c'est moi qui le suis. Si elle faisait une bêtise quelconque, un vol de livre par exemple, je ne vais tout de même pas en faire autant. Avec le tabac on est vraiment prêt à toutes les bêtises.
LM: Vous avez dit, "on accède à l'adolescence" avec le tabac...
Luc Bihl: J'ai été enseignant, et je me rends compte que le tabac est u nsymbole pour les jeunes. Les publicités du tabac sont bien faites, il y a toutes les apparences, tout le non dit qui est véhiculé aussi.
LM: Quel symbole?
Luc Bihl: A titre personnel non, je suis intoxiqué depuis fort longtemps, je ne peux pas dire que je suis victime de la publicité. Camel, la publicité, c'est l'aventurier, le cow-boy, l'homme fort, l'homme libre, l'homme prêt à tous les exploits...
LM: A l'époque de vos vingt ans, quelles images étaient véhiculées?
Luc Bihl: Je ne pense pas avoir été influencé par cela. La première cigarette, je m'en souviens, j'étais à la fac, on avait travaillé toute la nuit sur un exposé, et à la fin j'ai pris une cigarette dans le paquet d'un copain, le lendemain, j'ai acheté un paquet et j'ai continué.
LM: Et chez vos parents, personne ne fumait?
Luc Bihl: Si, ma mère était une grosse fumeuse. Le tabac à l'époque, les années 50,60, on n'en voyait pas les dangers. Pas du tout considéré comme un produit dangereux. C'était une liberté. Mon père fumait très peu. Ma mère était peintre, elle a toujours beaucoup fumé. Je ne pense pas qu'il y ait eu influence du milieu familial, mais social.
... Quand on s'arrête les huit premiers jours, c'est dur, parce qu'on doit résister au mécanisme, c'est pavlovien, d'une part, et, d'autre part, sur le plan physique ça entraîne des sensations de vertige, tout se met à tourner. Quelque chose de très désagréable. D'un autre côté, on constate une différence qund on monte des escaliers. On arrive en haut beaucoup plus facilement. Les réflexes c'est 95% du fumeur. Quand je travaille je n'y pense pas. Mais après, je descends au café avec mes collaborateurs et là, ça me manque horriblement. C'est un moment où ça serait bon. En gros je fumais dix petits cigarillos par jour, je suis modeste, douze. Sur les 12, j'en appréciais trois, les neuf autres c'est de la pure mécanique. Même pas conscience de les fumer. Le matin, le premier, c'est vraiment un besoin, o nest en manque. Le premier fumé avec plaisir, c'est celui de midi, après le déjeuner, puis en milieu de l'après-midi, si je viens de plaider une affaire dure, et le soir après le dîner. Les autres, c'est de la pure mécanique.
LM: Et vous luttez comment, vous vous faites aider?
Luc Bihl: Non.
LM: C'est un principe?
Luc Bihl: Les différentes méthodes pour arrêter me paraissent complexes, prennent du temps, je ne suis pas persuadé par l'acupuncture, je n'y connais rien; le patch en question, j'ai un copain toubib qui m'en a envoyé, j'ai regardé cela, ça ne me plaît pas tellement. Je n'ai pas eu besoin d'un médecin ni d'un médicament pour commencer, je devrais pouvoir m'arrêter. Je devrais, j'ai peut-être tort.
LM: Tort de ne pas vous faire aider?
Luc Bihl: Peut-être. C'est là où on se rend compte que c'est vraiment une drogue: on devrait pouvoir dire, j'arrête de fumer, on arrête de fumer. Ben non. J'arrête de fumer, je n'arrête pas de fumer. Pourquoi? C'est bien une dépendance. Et l'image de l'homme fort, c'est le contraire. Je ne suis pas fasciné par l'image de cow-boy comme l'image de l'homme fort! Le cow-boy, c'est un garçon vacher plutôt bandit qu'autre chose. J'ai d'autres héros. L'homme fort, c'est celui-ci qui ne fume pas, à mon avis. Celui qui fume et qui arrête, c'est lui l'homme fort.
LM: "J'ai d'autres héros", lesquels?
Luc Bihl: C'est personnel. On sort du tabac. Je trouve que l'histoire de France propose des héros qui ont plus d'intérêt à mes yeux que les garçons vachers de l'ouest américain. Au moment du coup d'état de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, on ne nous apprend généralement pas à l'école que dans le midi de la France le peuple enteir s'est soulevé, et que un mois après la troupe continuait d'être tenue en échec par ces gens qui voulaient défendre la République. Pour moi, ces aventures françaises, et les personnages qui les animaient ont plus d'intérêt que n'importe quelle figure de western. Pour moi, dans un autre doamine, Balzac est un héros.
LM: Quelles qualités attribuez-vous au héros?
Luc Bihl: Oh! Ce n'est plus un interview, c'est de la psychanalyse!
LM: Ah non!
Luc Bihl: Le poin commun, c'est une grande générosité, deuxième point c'est que ce sont des gens qui se dressent contre quelque chose, veullent bâtir quelque chose, c'est pourquoi je cite Balzac, i la bâti un monde. Les pintres, les sculpteurs, et d'autres, des savants, des médecins...Je crois que le héros c'est celui qui lutte, dans uen situation donnée, généralement injuste.
LM: Cela rejoint votre métier?
Luc Bihl: Oui, ça pourrait, ça pourrait. Oui, j'essaye de le mener comme cela. Je ne sais pas si vous connaissez la définition que Dostoïewski donne de l'avocat? C'est terrible. On la retrouve dans trois de ses livres. "L'avocat, cette conscience de louage". C'est affreux, c'est pas tellement con.
LM: Et qu'est-ce que vous en pensez, ramené à vous?
Luc Bihl: Il y a des causes que je ne défendrais certainement pas. Ce n'est pas possible. J'ai fait un choix au départ. Aujourd'hui je choisis encore mais je suis marqué par mon choix initial. Je ne peux pas à la fois défendre les consommateurs et accepter un dossier d'uen entreprise poursuivie pour publicité mensongère, ou quelque chose comme ça. Ce n'est pas possible.
LM: Par rapport au tabac, vous défendez une cause collective...
Luc Bihl: Totalement. Et là on pourrait sortir de la situation française pour voir cela sur le plan mondial. En Europe de l'Ouest on prend de plus en plus conscience des dangers du tabac, il y a de plus en plus de pays qui adoptent non sans courage une législation antitabac. Les trois ou qutre grands mondiaux du tabac se disent que s'ils maintiennent le marché en Europe c'est déjà bien mais qu'ils ne pourront pas le développer. Alors ils cherchent à inonder le tiers monde. C'est encore pire, les gens n'ont pas de quoi manger et on va les habituer à remplacer la nourriture par le tabac qui va prendre une grande partie de leur budget. Cela dépasse mes compétences.
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