J'avais contacté Louis Gauvin et Heidi Rathjen qui animent la Coalition Québecoise en février 2000 pour un cyber-rendez-vous à propos de la situation de la lutte antitabac au Québec. Je les ai interrogés à nouveau pour une mise à jour cinq ans plus tard.
Merci Philippe de ton invitation à ce
rendez-vous électronique.
En réponse à ta requête, nous allons dresser
le portrait des initiatives du gouvernement canadien et celles du
gouvernement du Québec ainsi que les interventions de la coalition que nous avons
lancée il y a bientôt 10 ans en appui à l'adoption de mesures législatives.
Pour débuter, quelques mots pour nous présenter brièvement:
Heidi Rathjen était étudiante en génie civil à
l'École Polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989 lorsqu'un individu
armé d'une arme paramilitaire provoqua la mort de 14 de ses consoeurs.
Grâce
à un diplôme d'ingénieure qui aurait pu lui ouvrir bien des portes, Heidi a
décidé de se consacrer à la lutte pour le contrôle des armes et a fondé,
de concert avec Wendy Cukier, la Coalition pour le contrôle des armes.
Pendant
six ans, Heidi et sa collègue ont appris comment mobiliser les organismes en
faveur de la sécurité publique, travailler avec les médias et
convaincre les politiciens, jusqu'à ce qu'en décembre 1995 le gouvernement
canadien adopte finalement une loi sévère et exhaustive sur le contrôle des armes
à feu.
Heidi vient d'ailleurs de publier son premier
livre, intitulé 6 décembre(*) qui raconte les jeux de coulisses qui ont
parsemé ses six ans de lutte pour un meilleur contrôle des armes.
Louis Gauvin œuvre dans le domaine de la lutte au tabagisme depuis plus de 15 ans.
Précédemment, grâce à sa formation de pédagogue, il a travaillé de nombreuses années comme enseignant auprès des jeunes. Durant ses années de travail dans le domaine du tabagisme en qualité de professionnel de la santé publique, il a aidé des fumeurs à cesser de fumer, implanté des programmes de prévention dans les milieux scolaires et conseillé des entreprises dans l'implantation de politiques sur l'usage du tabac.
Puis, alors qu'on assistait, aux débuts des années 1990, à la montée de la contrebande de cigarettes et à la " guerre des taxes ", il s'est lancé pour la première fois dans la confrontation avec l'industrie du tabac sur la place publique et dans le lobby politique. C'est à cette occasion qu'il a mis sur pied une première " mini-coalition " d'organismes et de professionnels de la santé pour s'opposer - en vain, malheureusement - à la baisse des taxes sur le tabac et tenter de préserver les acquis dans le contrôle du tabac.
PB: Comment est née la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac ?
La Coalition québécoise pour le contrôle du
tabac est née de cette cuisante défaite. Malgré ses efforts et sa bonne
volonté, le réseau de la santé publique manquait de préparation, de
ressources et d'organisation, et n'a pu s'opposer avec succès à la baisse des taxes
sur les cigarettes en 1994. Ce recul a eu comme effet de convaincre les
principaux intervenants de la santé de la nécessité d'une plus vaste mobilisation
sur le plan politique et d'une meilleure coordination des ressources pour
lutter plus efficacement contre l'industrie du tabac.
Un projet d'éducation et de mobilisation a
donc été lancé en 1996, dans le but de susciter les appuis nécessaires
à l'adoption d'un ensemble de mesures législatives globales sur le contrôle
du tabac : la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac poursuit
les objectifs suivants :
protéger la population de la fumée de tabac
prévenir l'adoption du tabagisme chez les
jeunes
contrôler la fabrication et la mise en
marché du tabac
favoriser la cessation chez les fumeurs qui
désirent arrêter de fumer.
Depuis sa fondation, notre
regroupement a maintenu un niveau élevé de communication sur les enjeux de santé en
regard du tabac. La coalition a recruté, partout au Québec, quelque 700
médecins et autres professionnels de la santé à titre individuel, et plus de 720
organisations qui ont officiellement endossé la liste de ses
objectifs législatifs. Ces organisations incluent des associations et
instituts médicaux, des hôpitaux, des CLSC, des cliniques médicales, des
commissions scolaires, des écoles primaires et secondaires, des associations de
parents, des groupes de jeunes, des municipalités et des groupes écologiques
et communautaires.
Notre coalition est aujourd'hui l'une des plus
importantes au monde. On a reconnu son apport déterminant dans le
processus qui a mené à l'adoption à l'unanimité, par l'Assemblée Nationale du
Québec, en juin 1998, de la Loi sur le Tabac. Selon plusieurs observateurs, cette
législation correspond à la loi non-fiscale la meilleure au Canada et l'une
des plus complètes au monde.
La coalition a également été extrêmement active
dans la bataille qui a mené à l'adoption de la nouvelle loi canadienne sur
le tabac (1997). Présentement, elle joue un rôle central dans les campagnes
d'appui aux autres mesures fédérales comme les nouveaux avertissements et
les hausses de taxes.
En 1999, notre contribution à l'amélioration
de la santé publique a été reconnue par l'Organisation mondiale de la
santé qui nous a décerné le 1999 Tobacco Free World Award.)
PB: Pouvez-vous présenter en résumé la situation du tabagisme au Québec?
Le Québec compte 7 millions d'habitants, dont
2 millions de fumeurs. Depuis de nombreuses années, nous détenons le
championnat pour la prévalence du tabagisme au Canada, dans toutes les
catégories d'âge et pour les deux sexes.
On y fume davantage de cigarettes par jour et
des cigarettes plus fortes. De plus, les jeunes commencent à fumer plus
jeunes. Enfin, avant l'adoption de la Loi sur le tabac, c'est au Québec qu'on
était le moins bien protégé contre la fumée de tabac dans l'environnement, qu'il
s'agisse de lieux fréquentés par les jeunes, de milieux de travail et de
lieux publics.
tabagisme chez les jeunes de 15 - 19 ans :
Québec : 36 % / Canada : 29 %
tabagisme chez les femmes de 15 ans et + :
Québec : 30 % / Canada : 26 %
respect de l'interdiction de vente aux
mineurs : Québec : 29 % / Canada : 61 %
Des études plus poussées que celles dont on
dispose présentement seraient nécessaires pour expliquer ces écarts.
Toutefois, il est utile de rappeler que le château-fort de l'industrie canadienne
du tabac se trouve au Québec - domicile de 3 usines sur 4 au Canada, siège
social d'Imperial Tobacco. Et que c'est ici aussi que les investissements en
publicité, commandite et promotion pour les cigarettes sont les plus élevés
comparativement aux autres provinces( environ $80 millions / an).
En ce qui concerne les ressources, jusqu'en
1995, on pouvait à peine compter sur les doigts de la main le nombre de
professionnels à temps plein oeuvrant à la réduction du tabagisme. À cette époque,
le ministère québécois de la Santé lui-même n'allouant que quelques
dizaines de milliers de dollars annuellement à la lutte anti-tabac.
Aujourd'hui, les choses se sont radicalement
améliorées. Le ministère de la Santé consacre dorénavant environ $3 millions
par année à la réduction du tabagisme et une équipe d'une quinzaine de
fonctionnaires spécialisés y travaillent. Bien sûr, des progrès restent
encore à faire, surtout quand on considère que les diverses taxes sur le tabac
rapportent près de $500 millions annuellement au trésor québécois et
que le tabac est toujours le problème numéro 1 de santé publique.
De plus, chacune des 18 régions administratives
peut maintenant compter sur des budgets spécifiques et du personnel
compétent pour venir en aide aux fumeurs, développer des programmes pour les
jeunes et supporter les milieux de travail dans l'implantation de politiques
de restriction du tabac.
PB: Pouvez-vous brosser un aperçu de la politique de contrôle du tabagisme au Québec et les perspectives pour les prochaines années?
Une avancée majeure, la Loi sur le tabac
(votée en 1998 et implantée progressivement) va permettre de changer
radicalement le paysage tabagique québécois. Cette loi se veut une
approche globale pour lutter contre le tabagisme et protéger la santé des gens.
Elle interdit totalement de fumer dans les
écoles et dans tout autre lieu dédié aux jeunes. Par ailleurs, l'usage du
tabac est restreint dans tous les lieux publics et milieux de travail ainsi que
dans les commerces, les hôtels et les restaurants. Elle impose l'installation
de fumoirs avec évacuation de la fumée directement à l'extérieur. Elle
interdit la vente de tabac aux mineurs et en prohibe la vente, entre autres,
dans les pharmacies et établissements de santé.
Elle réglemente aussi très sévèrement la
publicité et fait une offense de toute activité promotionnelle (don de
cigarettes, rabais ou cadeau au consommateur). Éventuellement (en 2003), la
commandite d'événements ou d'installations sportives ou culturelles sera
totalement interdite. Enfin, le gouvernement se donne le pouvoir de
réglementer la composition et les caractéristiques des produits du tabac, de
même que celui d'exiger des manufacturiers des informations sur les
produits actuels et les nouveaux produits, les investissements en publicité
ainsi que les ingrédients et propriétés des produits du tabac. (voir :
www.msss.gouv.qc.ca/loi-tabac)
Dans les mois à venir, nous allons continuer à surveiller attentivement l'application des restrictions sur l'usage du tabac, entrées en vigueur le 17 décembre 1999.
D'autant plus que le nouveau ministre québécois de la Santé a décidé de suspendre l'application des sanctions prévues dans la loi pour une période allant de 6 mois à un an. Le ministre a expliqué miser sur ce nouveau délai pour permettre une adaptation " en douceur " pour les fumeurs et les entreprises. Jusqu'à maintenant, les réactions sont extrêmement positives.
L'autre grand sujet de préoccupation a trait à
la commandite. Les manufacturiers de tabac n'ont cessé de
multiplier leurs commandites d'événements sportifs et culturels - un record
absolu en 1999 - bien que la loi québécoise leur impose déjà un plafond sur
les sommes qu'ils peuvent y investir et leur interdise de commanditer de
nouvelles activités. Malgré nos préoccupations sur cette question, les
autorités ne semblent guère inquiétées, pour le moment, par ce que nous
considérons comme " une bombe à retardement " quand viendra le moment, en
2003, d'interdire complètement les commandites.
Selon nous, l'industrie sera alors en mesure de compter sur des centaines de " petits soldats " dans toutes les régions qu'on amènera à faire pression sur le gouvernement pour s'opposer à l'abolition définitive de lacommandite.
Depuis l'automne 1999, le gouvernement fédéral
fait preuve de beaucoup de dynamisme et de détermination dans son opposition
au tabac et à ses manufacturiers :
lancement d'une première campagne de "
dénormalisation " à la télévision qui montre les toxiques contenus dans le tabac
et des personnes malades à cause de son usage, tout en pointant du doigt
l'industrie du tabac;
engagement de poursuites contre des
fabricants de cigarettes accusés, non seulement d'avoir profité du marché illicite,
mais surtout d'avoir mis sur pied une organisation criminelle responsable
de la contrebande de cigarettes entre les États-Unis et le Canada dans le but
de faire baisser les taxes sur les cigarettes ;
diffusion de plus de 10 000 pages de
documents compromettants sur les tactiques de l'industrie, à partir des
dossiers de BAT à Guildford (UK).
Tout récemment, le ministre canadien de la Santé a déposé ses nouvelles propositions pour des avertissements de santé plus complets accompagnés de photos couleurs percutantes sur les paquets de cigarettes. Lorsque la réglementation sera en vigueur, elle obligera aussi les fabricants à couvrir l'endos de la glissière et l'abattant du paquet d'informations pertinentes sur les effets du tabac sur la santé et des conseils sur la cessation.
Ils seront également tenus d'indiquer la nature d'une cinquantaine de toxiques contenus dans le tabac. (On peut voir tout le matériel rendu public à cette occasion, incluant le visuel couleur, sur le site web : www.hc-sc.gc.ca/).
D'autres mesures sont également envisagées :
obligation à fournir au gouvernement des
rapports sur les ventes, les méthodes de fabrication et de conditionnement
du tabac, les recherches et les activités de promotion, de vente et de
commandite;
le retrait des appellations " légère
", " veloutée ", " douce ", etc.
obligation pour les détaillants, de
n'exposer dans leurs étalages que le côté du paquet de cigarettes.
Les manufacturiers de tabac ont déjà amorcé
leur mouvement d'obstruction systématiqueet de mobilisation de leurs alliés
traditionnels en pareilles circonstances : imprimeurs, dépanneurs, etc.
De notre côté, l'an 2000 verra l'engagement
total dans la bataille, de toutes les organisations de santé au Canada qui
militent en faveur des mesures annoncées.
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