Avant d'entamer ce chapitre j'ai procédé à un rapide survol des textes publiés à ce sujet: c'est vite fait car il n'y en a guère. Ayant supervisé plus de 200 procès ma besace devrait être bien remplie d'anecdotes exemplaires que je pourrais judicieusement raconter.
Mais il me faut d'abord franchir plusieurs obstacles préalables. Le premier est une gigantesque et multiforme frustration.
Certes j'ai couru pendant des années après ceux qui violaient la loi et nos avocats en ont fait condamner la plupart MAIS je voudrais pouvoir user d'un caractère typographique géant pour ce mais: il ne faut se bercer d'aucune illusion, quoique le nombre de 200 procès puisse sembler élevé, il est en fait ridiculement faible par rapport à l'ensemble des délits concernés dont l'immense majorité n'est pas inquiétée. Pire, les condamnations prononcées sont -elles aussi- ridiculement faibles par rapport aux investissements illicites. C'est d'ailleurs cette faiblesse des condamnations qui explique -en partie- le nombre relativement élevé des procédures: les condamnations ne découragent pas la délinquance, au contraire. Les industriels qui sont habitués à évaluer le rapport coûts/bénéfices savent qu'il est beaucoup plus rentable de violer la loi, même si on est poursuivi et condamné, que de la respecter en laissant les concurrents noyer vos marques sous leur déluge promotionnel.
Il est indéniable que nous avons obtenu certains succès mais franchement ils sont si marginaux qu'il ne résolvent en rien le problème. En fait ils l'obscurcissent car ils procurent -à bon compte- l'illusion que la répression est assurée (ce qui est archi-faux) et donc qu'aucune mesure supplémentaire n'est nécessaire, ce qui est aussi archi-faux mais sert parfaitement les intérêts de ceux qui profitent de la situation actuelle. Qui en profite? Les fabricants de tabac dont les activités illicites ne sont pas entravées, les agences de publicité et de promotion qui touchent des centaines de millions (des milliards) pour mettre en oeuvre les stratégies promotionnelles illicites, les fonctionnaires du Ministère dit de la Santé et les autres représentants de l'Etat qui ne réclament aucun moyen supplémentaire et se complaisent dans l'inertie, les "représentants" du peuple qui reconduisent année après année les mêmes budgets dérisoires (pour certains, tout en les dénonçant rituellement!).
Frustration géante donc, à l'opposé de toute autosatisfaction fallacieuse et mensongêre.
Or j'en ai entendu des "militants" se féliciter de la disparition des publicités directes et indirectes, comme si c'étaient quelques condamnations qui l' avaient suscitée.
Quelle méconnaissance de la stratégie des fabricants!
Avant même que les publicités soient interdites, les fabricants avaient commencé à redéployer leurs investissements promotionnels vers d'autres supports que la presse écrite. Nous avons peut-être un peu accéléré cette évolution mais elle se serait produite de toute façon et son résultat est que les délits sont devenus beaucoup plus difficiles à poursuivre alors même que leur efficacité est probablement plus grande et leur ampleur tout aussi considérable voire supérieure.
Ce qui s'étalait partout dans la presse, au cinéma, sur les panneaux d'affichage, a muté en distributions gratuites dans les boîtes de nuit, en hôtesses pour soirées estudiantines, en gadgets offerts par millions, en paquets aux décors constamment changés, en jeux gratuits, etc...
La liste est très longue. Vous pouvez en trouver un aperçu dans l'étude publiée à ce sujet en décembre 2003 par la Ligue contre le Cancer (voir la bibliographie).
Notez que j'ai immédiatement averti les pouvoirs publics de cette "dérive" dès que j'en ai pris conscience, en l'espèce Madame Simone Veil qui était alors super-Ministre des Affaires sociales, puis ses successeurs et j'imagine qu'il en a été de même après mon départ. Je n'ai jamais reçu la moindre réponse, ni le moindre soutien et je pense que les choses n'ont guère changé.
Une réflexion sur le rôle de "gardien de la loi" joué par le CNCT ne doit donc provoquer aucune illusion: nos quelques victoires n'ont pas fait cesser les pressions dont usent les fabricants pour trouver de nouveaux clients et fidéliser ceux qu'ils ont déjà.
Pas que ces victoires n'aient été enivrantes, excitantes et satisfaisantes: elles l'ont été. Mais au lendemain de chaque célébration il était impossible de ne pas constater que l'ennemi continuait de triompher ici et là et encore là et que personne, absolument personne parmi les "dirigeants" ne semblait s'en soucier et/ou avoir la moindre intention de s'en préoccuper.
Pourquoi un tel désintérêt? Parce qu'il existe évidemment des intérêts contraires supérieurs, autrement plus forts à protéger, parce que les cigarettes sont essentiellement une drogue fiscale et que "l'Etat" n'a nullement l'intention de se priver des recettes qu'elles procurent et que la moindre entrave aux promotions serait probablement perçue comme une aggression envers des firmes reconnues et traitées de très longue date comme des partenaires du Ministère des Finances.
Il convient donc de ménager ces partenaires (industriels, débitants) afin que perdure le système qui remplit les caisses.
Bien entendu le système occasionne aussi de gigantesques dépenses liées aux maladies qu'il génère mais ceux qui gèrent les dégâts sont bien moins puissants que ceux qui contrôlent les taxes. Quant à la Sécurité Sociale on a vu combien l'influence du lobby de la nicotine au sein du MEDEF et à la CGT permet d'empêcher toute velléité d'intervention judiciaire (au moins jusqu'à présent).
Les victimes n'étant pas organisées elles ne constituent aucun contrepouvoir significatif: elles peuvent crever et le plus tôt sera le mieux car cela réduit les retraites à verser.
Lorsqu'elles ont eu l'audace de vouloir se plaindre et demander réparation, on a pu voir comment la technocratie les considérait avec les remarques de Martine Aubry et Elisabeth Guigou sur les vertus de la responsabilité individuelle des fumeurs et l'absence de responsabilité de la SEITA.
Il convient de souligner l'abstention des procureurs. Malgré une circulaire en date du 23 avril 1991 qui les exhortait à agir, "la publicité ne doit plus constituer un moyen d'incitation à la consommation. Le strict respect de la loi doit être assuré avec vigilance", rien ne s'est produit.
La dernière phrase du texte indiquait (ironie involontaire?): "Je vous serais très obligé de bien vouloir me rendre compte des difficultés que vous pourriez rencontrer dans la mise en oeuvre des présentes directives". Si l'on a pu constater cette situation -y compris dans des rapports officiels- on s'est abstenu tant de s'interroger sur ses causes que de proposer des solutions.
Pourquoi les délits commis par les fabricants de cigarettes n'ont-ils quasiment jamais fait l'objet de poursuites à l'initiative du parquet?
Je n'ai pas de réponse, ni même d'élément de réponse à cet égard même si je suppose qu'il aurait fallu que nous (petite association sans moyens significatifs) fassions un effort spécifique de communication en direction des procureurs.
Se satisfaisaient-ils -eux aussi- de la "délégation" accordée au CNCT?
Cette notion de "délégation" qui aurait été confiée par le Ministère de la Santé au CNCT, assortie d'un budget annuel de 700KF afin de "faire respecter la loi" est tout aussi incroyable que largement partagée (en tout cas par tous ceux qu'elle arrange).
Qui peut croire sérieusement qu'un budget de 700KF permet d'assurer le contrôle des agissements de l'industrie du tabac? Il permet seulement de faire semblant, et encore.
Entendons-nous bien: j'ai le sentiment d'avoir fait de mon mieux et plus encore et avec pas mal de succès avec les moyens très restreints dont je disposais: la pensée que je suis accusé d'avoir causé un préjudice à la lutte antitabac par ceux-là mêmes qui n'ont jamais levé le petit doigt pour s'en occuper m'est donc particulièrement odieuse (et récurrente).
Il convient d'indiquer que la contribution financière du Ministère de la Santé au financement des actions judiciaires du CNCT a toujours été très inférieure à ce que je réclamais et dérisoire par rapport à ce qui aurait été/est nécessaire pour gérer un tel "problème". J'ai constamment essayé -en vain- d'obtenir davantage.
Il va de soi que même si nous recevions 700KF par an (versés en général avec un retard d'un an), cela n'aurait dû en rien exonérer les pouvoirs publics d'assumer de leur côté leurs responsabilités: il n'en a rien été, il n'en est rien. En vérité le CNCT est un alibi fort économique qui a permis à l'appareil d'Etat de se défausser de l'application de la loi et d'accréditer l'idée que la loi était bien gardée, hénaurme mensonge que les media -sauf rarissime exception- se gardent de démasquer.
On peut compter parmi ces exceptions l'excellent reportage réalisé pour l'émission Capital sur M6, intitulée "Les VRP du fumer tue", diffusée le 1er février 2004 (le script est accessible en ligne voir le blog). On y découvre l'univers des représentants promoteurs des vente et le témoignage d'une responsable du service des douanes qui déclare que la répression des promotions illicites ne figure pas parmi leurs priorités. Pas question donc de la moindre action répressive à ce sujet. Mais l'actuel Président de la SEITA/ALTADIS n'est-il pas aussi un ancien directeur général des douanes?
Je crois nécessaire de revenir sur l'abstentionnisme des procureurs. Ne convient-il pas aussi de s'interroger sur l'existence d'un abstentionnisme policier? Les anecdotes qui me viennent à l'esprit en ce qui concerne la police vont toutes dans le sens d'un milieu où beaucoup de personnes fument qui ne sont pas disposées (gors euphémisme) à s'engager le moins du monde dans la lutte antitabac.
Ce serait considérer leur addiction comme un délit!
Mon expérience est que mes sentiments, les sentiments des militants ont toujours été très différents de ceux des "décideurs adminsitratifs": là où j'étais indigné par le sort des victimes ils/elles me paraissaient largement indifférents. Ils n'avaient pas de réelle sympathie ou compassion pour les victimes, tant pis pour elles. Voyez les déclarations d'Aubry et Guigou lors du procès Gourlain. Il n'y a aucune compassion. Lisant hier des extraits du livre "la santé prise en otage" d'Eric Giacometti sur les "dégâts" causés par le vaccin contre l'hépatite B, j'ai retrouvé la description du méme genre d'indifférence. Un des chapitres est intitulé "Vos gueules les victimes". Il dépeint la même atmosphère que d'un point de vue sociologico-politique je rapprocherais de l'opposition France d'en bas/ France d'en haut.
En effet les "dirigeants" de la société française semblent constamment s'être accomodés des ravages du tabagisme et n'avoir jamais été pressés de faire évoluer la situation qui n'était jamais mûre, il fallait attendre, etc... La vérité c'est quils refusaient d'avancer de changer alors que la majorité de la population est favorable à ces changements.
Les enquêtes d'opinion expriment constamment la frustration d'une majorité à l'égard d'un gouvernement qui ne fait pas ce qu'il faut pour protéger les non-fumeurs (63% dans un sondage BVA d'avril 1994), ni pour faire respecter l'interdiction de la publicité (58%). Il en va de même pour l'affectation de ressources significatives au financement de la lutte antitabac: aucune enquête n' a jamais constaté qu'une majorité de français s'opposaient à l'attribution d'au moins 1% des recettes fiscales du tabac à la prévention, au contraire! Néanmoins ceux qui verrouillent l'Etat ne changent pas leur pratique. N'est-il pas incroyable qu'à l'issue d'un contrôle sur le CNCT censé proposer des améliorations, pas un mot n'est dit sur la nécessité d'un financement accru?
Il y a là un refus volontaire de prendre le parti des victimes, d'écouter les requêtes de la majorité. Au profit de qui? Au profit du système en place qui repose sur le partenariat bien huilé entre l'industrie du tabac et les fonctionnaires du Ministère des Finances.
Cette longue liaison conduit le Ministère des Finances à ne jamais soutenir le développement de la moindre activité offensive/offensante à l'égard des industriels du tabac partenaires privilégiés/incontournables dans la collecte de la taxe. Comme le dit ingénument la responsable des douanes interrogée par M6, la seule chose qui compte c'est que l'Etat ne perde pas de recettes fiscales (par contrebande ou autre).
C'est une conception très étroite qui fait fi de la santé publique alors que l'on peut très bien concevoir et mettre en oeuvre une politique différente: les différentes hausses des prix et des taxes n'ont d'ailleurs jamais mis en faillite ni l'industrie ni le Ministère des Finances mais elles n'ont jamais été accompagnées du moindre renforcement des moyens de la lutte antitabac.
L'Etat ment quand il prétend que cette lutte constitue une priorité. Un simple examen des budgets le démontre amplement mais ce mensonge, cette imposture sont systématiquement cachés, occultés par des faire-semblants qui ne sont jamais dénoncés par les media pour ce qu'ils sont.
Les media se contentent année après année de recopier les communiqués de presse relatifs à la journée mondiale sans tabac, à la nouvelle campagne lancée par le Ministère, sans poser la moindre question qui mettrait en cause cette stratégie du faire-semblant.
Pourquoi cette connivence? Reliquat des millions perçus en publicité? Dissonance des journalistes fumeurs (encore nombreux?) qui ne veulent pas aborder ce sujet? Réticence des rédactions en chef solidaires des choix exercés par le Ministère des Finances?
Probablement un peu de tout et d'autres choses que seules des enquêtes plus approfondies permettraient d'exposer. Hélas ce n'est pas pour demain ni après-demain car à l'instar de l'abstention des procureurs on peut constater une abstention des chercheurs en sciences sociales tout comme une abstention des chercheurs de l'INSERM. Mais c'est une autre histoire, étroitement liée au développement de l'épidémilogie en France sous la houlette de Daniel Schwartz alors qu'il travaillait pour le SEITA au début des années cinquante (voir en bibliographie le travail de Luc Berlivet).
Pour revenir à nos procès, je ne vous imposerai pas une rétrospective exhaustive des plaintes déposées à mon initiative ou avec mon soutien lorsque j'étais directeur du CNCT: elle serait lassante et je ne dispose pas de la documentation nécessaire pour l'établir. J'essayerai en revanche de dresser une chronologie sélective en mentionnant les affaires qui me paraissent les plus marquantes, essentiellement à partir d'une relecture de la lettre d'information, Tabac et Santé.
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