Monsieur le
Sénateur,
En tant que
responsable d’une association directement concernée et en tant qu’expert
international dans le domaine de la prévention du tabagisme (membre du groupe
d’experts de la Commission de la CEE sur ce sujet j’ai été l’un des 3 Français
à participer en Australie, à Perth, en avril 1990, à la 7ème conférence
mondiale sur le tabac et la santé), je crois utile de vous faire part
-brièvement- de mes réflexions sur le projet de loi que la Haute Assemblée doit
examiner en première lecture à la rentrée de septembre .
J’ai vu que votre
Commission avait retenu 3 questions principales :
2. Le
lien de causalité entre la publicité en faveur du tabac et le comportement
tabagique est-il démontré ?
3. Observations
sur le projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale.
En France, la loi n’a pas été appliquée parce que le Parquet a failli à son
devoir de poursuite, parce que les associations qui auraient pu partiellement combler
cette carence n’avaient qu’imparfaitement le droit d’ester et parce que les
juges n’ont jamais appliqué la loi dans toute sa rigueur. Rappelons qu’en cas
de récidive la loi de 1976 prévoyait par exemple la possibilité d’interdire à
la vente la marque coupable pendant une année. Dans ce contexte, où l’industrie
a fait la démonstration de sa constante mauvaise foi et de son mépris de la
loi, il n’y a pas d’autre solution crédible et efficace qu’une interdiction
totale, assortie d’un large droit d’ester pour les associations et des
sanctions très lourdes et dissuasives en cas d’infraction.
2. Le
fait que la Commission des Affaires Sociales du Sénat nous pose la question de
l’existence du lien de causalité entre la publicité en faveur du tabac et le
comportement tabagique montre à quel point le lobby de l’industrie du tabac est
puissant et sait semer la confusion dans les esprits.
Avant d’aborder spécifiquement ce point, je crois utile de rappeler que
l’industrie du tabac continue de nier le lien de causalité entre le tabagisme
et le cancer du poumon.
Cela pour souligner qu’à mon avis, les déclarations de l’industrie du tabac
n’ont rigoureusement aucune crédibilité, qu’il s’agisse des conséquences du
tabagisme sur la santé ou de l’influence de la publicité sur la consommation.
Néanmoins, puisque la question est posée, je renverrai tous les sénateurs
qui souhaitent s’informer honnêtement sur ce sujet à la brochure publiée
récemment conjointement par l’OMS-Europe et la Commission de la CEE sous le
titre « Pousser à la consommation de tabac » (n°8 dans la série
Europe sans tabac) dont je vous joins une copie et dont nous pouvons vous
fournir d’autres exemplaires en tant que de besoin.
Les conclusions résumées de ce travail sont claires et conformes au bon
sens : les milliards dépensés en publicité et promotion par l’industrie du
tabac dans le monde entier ne sont évidemment pas investis seulement pour
redistribuer des parts de marché.
Il s’agit seulement de séduire les enfants qui sont l’avenir d’une
industrie qui doit constamment renouveler les clients qu’elle perd. Et l’on
sait que les fumeurs sont en majorité très fidèles à la marque qu’ils ont
choisie, ce qui rend encore plus important pour l’industrie le choix fait dès
le début.
Pour les sénateurs qui lisent l’anglais et qui ne sont pas rebutés par les
modèles économétriques, je vous renvoye notamment à l’étude publiée par Mark
Roberts et larry Samuelson dans le Rand Journal of Economics (Vol 19, n°2 Eté
1988), sous le titre : « An empiricial analysis of dynamic, non price
competition in an oligopolistic industry » qui note que « la
publicité de marque influe d’abord sur le niveau global de la consommation du
marché » (p. 200).
Le gouvernement de Nouvelle-Zélande, qui envisage une législation similaire
à la nôtre, a fait réaliser une étude comparative très complète, portant sur 33
pays, publiée en mai 1989 sous le titre « Health or tobacco : an end
to tobacco advertising and promotion ». Elle conclue notamment que
« l’interdiction de la publicité s’accompagne d’une baisse marquée de la
consommation, alors que celle-ci tend à augmenter en l’absence de
contrôle » (voir copie jointe).
Par ailleurs, la publicité en faveur du tabac a de nombreux autres effets
pervers en dehors du comportement tabagique stricto sensu, notamment par les
liens de dépendance qu’elle engendre de la part d'un nombre non négligeable
d’activités médiatiques, culturelles et sportives.
Mais j’aborderai cet aspect dans la réponse au point n°3.
En ce qui
concerne l’article 9, toutes les garanties relatives à la taille et au texte
des avertissements sanitaires devant figurer sur les paquets de cigarettes
seront prises dans le cadre d’un arrêté du Ministère de la Santé. Je souhaite
que les sénateurs expriment leur volonté de s’aligner dans ce domaine sur la
nouvelle réglementation canadienne (document joint) qui prévoit des fonds
contrastés et une surface de 25% sur chaque face principale.
Par ailleurs,
cette nouvelle réglementation envisage aussi l’insertion dans chaque paquet
d’un « prospectus » du même type que ceux actuellement utilisés par
Camel dans son opération promotionnelle, amis qui serait bien entendu consacré
à l’exposé des effets nocifs sur la santé des produits du tabac.
On peut citer
notamment : l’Etat de Victoria en Australie, l’Etat de Californie et plus
près de nous, les Pays-Bas.
A titre
indicatif, le budget affecté à la lutte contre le tabagisme aux Pays-Bas (15
milions d’habitants) est en 1990 de 37,5 millions de francs et sera de 52,5
millions en 1991.
Dans l’Etat de
Victoria (5 millions d’habitants), le budget annuel de la Fondation pour la
santé, financée par une taxe spécifique sur les cigarettes, est de 117 millions
de francs.
En Californie (26
millions d’habitants), le programme anti-tabac, adopté à la suite d’un
référendum d’initiative populaire et financé par une taxe spéciale sur les
cigarettes, comme en Australie est de 1 milliard 257 millions, dont 162
millions de francs pour la première campagne médiatique qui a commencé en
février 1990.
Pour moi, et pour
de nombreux parlementaires, la question est donc : au delà du texte,
louable et nécessaire, le Gouvernement va-t-il dégager de manière spécifique
les crédits indispensables à la mise en oeuvre d’une véritable politique de
prévention ?
Et je ne parle
pas ici de « quelques millions » dépensés ponctuellement pour une
campagne à la télévision. En référence aux exemples étrangers très précis que
je viens de vous citer, je parle de centaines de millions de francs par an.
En réalité,
l’objectif minimal, fixé officiellement par les experts à la conférence de
Madrid en novembre 1988 est de 1% des ressources liées aux ventes des produits
du tabac, soit approximativement 400 millions de francs.
En ce qui me
concerne, plutôt que la création officielle d’un « jour sans tabac »,
je préférerais que le Parlement ait le courage d’inscrire et de voter les
crédits indispensables soit au moins 1% des ressources liées aux ventes.
Vous entendez
hurler M. Bérégovoy ? Mais il va bénéficier d’une hausse de 15% qui sera
très probablement renforcée (Europe oblige !) dans les années qui
viennent.
Pourquoi, sur
l’énorme pactole tiré du tabac ne prélève-t-on pas un pourcentage spécifique
pour la prévention du tabagisme, pour l’éducation et des opérations de
remplacement et de compensation avec le cinéma, les sports, le mécénat
culturel ?
C’est possible.
Celà se fait ailleurs de façon très efficace et celà répond aux craintes
justifiées des quelques secteurs qui sont aujourd’hui beaucoup trop dépendants
des largesses de l’industrie du tabac.
Il faut se
souvenir que le chiffre d’affaires de l’industrie du tabac en France est
d’environ 40 milliards de francs, dont 75% de taxes. Avec les augmentations en
vue, les fonds sont donc largement disponibles, sans prendre sur les milliards
déjà affectés.
On jugera indiscutablement la volonté
gouvernementale sur les crédits qui seront dégagés pour mettre en oeuvre la
politique de lutte contre le tabagisme et je pense que cette volonté peut être
sérieusement infléchie par la détermination des parlementaires et notamment des
sénateurs.
Si le
gouvernement décide, à juste titre, d’interdire la pulbicité, il doit aussi
pour que sa démarche soit crédible, voter les crédits correspondants, pour la
prévention, mais aussi pour compenser la perte que cela représentera en mécénat
culturel, en soutien au cinéma, en parrainage sportif.
Parle-t-on d’un
milliard ? Pourquoi pas.
Ce ne serait pas plus que ce que dépense (proportionnellement) l’Etat de Victoria ou ce qu’ont voté les Californiens, pourtant réputés pour leur opposition aux impôts excessifs.
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