Le phénomène Ségolène prend sa source à Melle, gros bourg de 4 500 habitants situé à 30 km au sud-est de Niort. Il y a maintenant dix-huit ans que la compagne de François Hollande y tient sa permanence parlementaire (à l'exception des périodes où elle fut ministre). Elue en 1988, réélue en 1993, 1997 et 2002, elle a fait un bastion quasi inexpugnable de ce "morceau de France", ainsi qu'elle appelle sa circonscription.
Si ancien soit-il, l'enracinement poitevin de Ségolène Royal reste, à la base, un mystère. Ici, une vieille lande oubliée des pouvoirs politiques. Là, une jeune technocrate née à Dakar, élevée en Lorraine et n'ayant aucune attache sur place. Comment la greffe a-t-elle pris ? Certains se le demandent encore, comme Pierre Poupin, maire (PS) de Melle. "Je cherche toujours à comprendre comment "l'étrangère", la Parisienne parachutée dans le Far West, à l'ouest du Pecos, a réussi à s'imposer parmi les ruraux, dit-il. Est-ce en raison de son charisme, de sa volonté qui est parfois assez farouche, d'un don particulier ?" De tout ça, sans doute. Mais aussi d'un instinct, quasi animal, pour la politique "de terrain".
En s'installant à Melle aussitôt après son élection, Ségolène Royal découvre une terre saignée par la désertification, la crise de l'emploi et le délitement des services publics. L'endroit possède bien quelques atouts, mais ils manquent cruellement de renom. Ainsi le chabichou. Ce fromage de chèvre apprécié des gourmets se vend alors bien peu en dehors du Poitou. La filière souffre. "On crevait la gueule ouverte et les politiques ne faisaient rien", raconte un fermier. La députée va se faire l'apôtre du chabichou. Elle obtient pour lui le label d'appellation d'origine contrôlée (AOC) en un temps record : dix-huit mois, au lieu des cinq à dix années généralement requises.
Deuxième monument en péril : le marais poitevin, dont une partie est située à l'ouest de sa circonscription. Tombé en désuétude, le site est alors menacé par l'invasion de la friche et par l'empiétement des cultures de maïs, ainsi que par un projet d'autoroute. Ségolène Royal monte à nouveau au créneau. En force, là encore. Elle fait venir François Mitterrand sur place et obtient de ce dernier l'inscription du marais à l'ordre des grands travaux présidentiels. On restaurera ses "conches" (canaux), ses ponts, ses fontaines, ses lavoirs. Quant à l'autoroute, le tracé sera tout simplement modifié.
Fromage de chèvre, marais, mais aussi vaches de race parthenaise (dont elle défendra l'élevage), art roman (dont elle fera la promotion) : la stratégie, limpide, consiste à valoriser un patrimoine endormi, à redonner de l'estime à des campagnes oubliées, à faire sortir les habitants de l'anonymat. "Le seul problème, c'est que les gens d'ici ont toujours bien aimé l'anonymat !", rétorque aujourd'hui Léopold Moreau (UMP), le principal opposant de Ségolène Royal dans les Deux-Sèvres. Pour le maire de Saint-Maixent-l'Ecole, la députée aurait mieux fait de mettre sa redoutable efficacité au service de l'emploi. "Elle n'a pas fait venir la moindre entreprise en presque vingt ans", maugrée-t-il. Le taux de chômage atteint 12 % dans le canton de Melle, où l'avenir économique est plus que jamais tributaire de la santé fragile de la principale usine, Rhodia (350 salariés). "C'est vrai qu'elle ne nous a pas amené d'usine mirobolante à la Daewoo, mais on n'a pas eu, non plus, tous les déboires qui vont avec", nuance Pierre Poupin, le maire de Melle.
"Mme Royal n'est pas quelqu'un de chez nous, poursuit Léopold Moreau, candidat malheureux aux législatives de 1993 et 1997. Elle est venue ici faire de la politique. Son tour de force a été de s'emparer de notre capital et d'en faire le sien. Parler de "grands travaux" pour l'aménagement des lavoirs du marais, c'est un peu de la supercherie." Pour lui, nul doute, Ségolène, "c'est que de la com' !". Comme quoi Paris n'a pas le monopole de ce refrain, entonnné aussi par Alain Garcia, élu niortais de droite au conseil régional. "Son bilan en tant que députée, c'est zéro !, affirme-t-il. Elle ne marche que par effet d'annonce." Ce n'est pas tout : "Personne ne peut dire si elle est de droite ou de gauche, ajoute M. Garcia. Je ne sais pas moi-même si elle a des convictions profondes. On ne connait pas ses idées." Et de conclure : "C'est un animal politique incontestable, irréprochable sur le plan technique. Elle "capte" auprès des jeunes. Comme Cindy Crawford."
Pour entendre un tout autre discours, une seule adresse : la maison de Claude Bonnet, dans le village de Salles (320 habitants), dont il fut le maire. Cet éleveur à la retraite fait partie de la garde rapprochée de Ségolène Royal dans les Deux-Sèvres. Il lui a servi de "point d'ancrage" à ses débuts, l'a hébergée sous son toit et a même été son chauffeur attitré pendant la campagne des régionales de 2004. "Affirmer que Ségolène est superficielle, c'est nous mépriser, s'offusque-t-il. Cela voudrait dire qu'on vote depuis si longtemps pour quelqu'un qui ne brasse que du vent ? Voyons !" L'homme récuse vivement l'image de "météore" et de "femme politique en escarpins" qui accompagne sa protégée. "C'est tout le contraire, assure-t-il. Son attachement aux gens du coin est réel, ce n'est pas du jeu. Comme on dit en patois local, elle est "bennaise", c'est-à-dire "à l'aise", avec les gens."
"Bennaise", Ségolène Royal faillit bien ne jamais l'être. En cette année 1988, la petite conseillère aux affaires sociales de l'Elysée a 34 ans et ne rêve que d'une chose : "conquérir une légitimité" électorale. Après s'en être ouverte à François Mitterrand, elle obtient du PS, au tout dernier moment, la 2e circonscription des Deux-Sèvres, une contrée plutôt radicale-socialiste mais fraîchement redécoupée par Charles Pasqua. Niort, fief de gauche, n'en fait évidemment plus partie. Elle laisse sa progéniture à sa belle-mère, saute dans le premier train et arrive à la préfecture des Deux-Sèvres trois heures avant la clôture des inscriptions. Elle l'emportera d'une courte tête (552 voix) sur un candidat UDF au slogan mal trouvé : "L'homme qu'il vous faut."
Elue, "Ségolène" rompt avec les habitudes politiques locales. "C'est la première fois qu'on voyait un député venir dans nos communes rurales pour s'occuper de notre territoire, se souvient Jean Leyssene, le maire (div. g.) d'Arçais (600 habitants). Il est vrai que notre circonscription était jusque-là rattachée à Niort et que nos députés avaient alors plutôt à faire dans leur grande ville — même si Niort, c'est pas vraiment une grande ville... Reste qu'on ne les voyait jamais."
Ségolène Royal, elle, se montre. "En tant que femme — et belle femme —, elle n'a pas eu beaucoup de mal à trancher avec le style des notables rad-soc qui encombraient le secteur, souligne Christophe Frérebeau, un médecin de campagne devenu un compagnon de route. Elle a aussi rapidement compris que pour être aimée, il fallait être entouré de gens représentatifs." Très vite, elle se constitue un réseau de fidèles où figurent des agriculteurs, des retraités, des profs, des élus de village...
Comme elle n'a pas de voiture, les uns et les autres la trimbalent d'une commune à l'autre. Son langage simple et direct fait mouche dans ces hameaux reculés où le patois a encore de beaux restes. Idem de sa mémoire d'éléphant qui lui permet de donner un nom et un prénom à chaque visage déjà vu. "Ségolène" est en campagne permanente, elle occupe le terrain, démêle les noeuds, se met à l'écoute des petites gens, offre son aide aux citoyens de tout bord et aux associations de toute obédience... Ses entrées au gouvernement lui permettent d'arracher quantité d'aides financières de Paris et de Bruxelles. Ségolène Royal dans les Deux-Sèvres, c'est Chirac en Corrèze ou Mitterrand dans la Nièvre : une auscultation minutieuse de la France d'en bas.
Rapidement, sa permanence devient le réceptacle des doléances et des misères des environs. "Au moindre problème, les gens préféraient aller la voir plutôt que passer par les services sociaux de la mairie, raconte Jean Bellot, 81 ans, qui fut maire (div. g.) de Melle de 1977 à 1995. Je lui en ai fait plusieurs fois le reproche : un député, c'est fait pour légiférer ; ce n'est pas une assistante sociale." Qu'importe ! La fusée Ségolène est lancée. Rien ne l'arrête. Ou presque.
En 1995, elle se lance à l'assaut de la mairie de Niort alors que celle-ci est déjà tenue par le PS. La hussarde ne peut échapper à une triangulaire et doit s'incliner devant le maire sortant, Bernard Bellec. Trois ans plus tard, elle tombe d'encore plus haut : partie trop tard en campagne, elle perd son mandat de conseiller général de La Mothe-Saint-Héray au profit d'un infirmier libéral de droite. Ces "deux erreurs de casting", comme dit un proche, n'affecteront toutefois guère son implantation. Son élection à la tête de la région Poitou-Charentes en mars 2004 tournera au plébiscite dans certains villages de sa circonscription qui voteront pour elle à plus de 70 %.
Quant à sa permanence, à Melle, rien n'y a changé. Entre 150 et 200 lettres continuent d'y arriver tous les mois : des "demandes d'intervention" émanant de chômeurs, de travailleurs précaires, de retraités, de familles monoparentales, de handicapés, de jeunes diplômés, d'associations locales. Marie Gautier et Marylène Simonnet, les deux secrétaires, répondent à chaque courrier, conformément aux recommandations de leur patronne. Depuis que celle-ci est pressentie pour la présidentielle de 2007, elles doivent également traiter l'afflux de courriels : plusieurs dizaines de messages d'encouragement par jour, venant de tout l'Hexagone.
Retour à Salles, chez Claude Bonnet, le fidèle parmi les fidèles. L'ascension de "Ségolène" dans les sondages fait pétiller les yeux de l'ancien agriculteur : "On n'a pas la prétention de l'avoir fait grandir, mais au moins on ne l'a pas cassée, dit-il. Aujourd'hui, on est fiers d'elle." Fiers et inquiets : "Notre crainte, si elle devait aller plus haut, c'est qu'elle ne soit coupée de notre monde, qu'elle n'ait plus le temps de rester au contact."
Pas de risque. "Il ne faut jamais se déconnecter avec la base. On y apprend toujours quelque chose...", confie-t-elle ce jour-là dans un gymnase de Melle où elle est venue offrir des ballons à des clubs de football. "Je veux que vous me remontiez les infos, que vous me disiez ce qui se passe, que vous me donniez des idées...", réclamait-elle en juin 2005 à un petit noyau de partisans lors d'un pique-nique en forêt. Toujours cette obsession de "maintenir le contact", ce besoin de faire "le lien entre le global et le local".
Comme cet autre soir de janvier où on l'a vue s'entretenir avec tous les convives d'un "repas républicain" réunissant 340 sympathisants socialistes à Brioux-sur-Boutonne. Ce jour-là, Ségolène Royal revenait de Santiago, où elle était allée soutenir la future présidente chilienne Michelle Bachelet. Touchée par les critiques qui ont accompagné son expédition, elle est allée demander au dévoué Claude Bonnet ce qu'il avait pensé de son voyage au Chili. "Je ne suis pourtant pas un analyste politique, s'excuserait presque le paysan. Mais on lui sert de baromètre. Ça lui permet d'avancer." Jusqu'en 2007 ?
Si vous voulez en savoir plus sur les sept premières années de l'installation de Ségolène Royal dans les Deux-Sèvres :
http://ilyaura.blog.20minutes.fr/
Rédigé par : Ajamais | mardi 24 octobre 2006 à 05:19