A long article in Le Monde about Barbara, her many songs and many fans.
Barbara, l’éternel rappel
Pour les 20 ans de la mort de la chanteuse, les hommages se multiplient : une série de concerts, des livres, une exposition et un film qui tentent de dépasser son image de prêtresse mélancolique.
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Bruno Lesprit
Après la reine du strass, la dame en noir. Le souvenir de Dalida, qui s’est donné la mort le 3 mai 1987, hante encore les salles obscures projetant le biopic de Lisa Azuelosalors qu’un autre rideau s’ouvre pour fixer dans la poursuite l’escarpin de Barbara, disparue le 24 novembre 1997, à l’âge de 67 ans.
A priori, un changement radical de registre, tant Iolanda Gigliotti et Monique Serf semblent si éloignées l’une de l’autre ; légèreté kitsch des variétés d’un côté, authenticité rive gauche de l’autre ; victime du machisme du show-biz contre modèle d’émancipation féminine.
Pourtant Dalida aurait pu interpréter sans peine Le Mal de vivre et Barbara Mourir sur scène. Ce sont en effet deux grandes tragédiennes de la chanson, cette lignée inaugurée par Damia et perpétuée par Edith Piaf, qui sont célébrées en 2017. Il venait d’avoir 18 ans et Sables mouvants ne racontent-elles pas la même histoire, l’impossible amour entre une femme d’âge mûr et un jeune homme, qui est celle du Blé en herbe ?
Une passion aristocratique
En popularité, Dalida, toujours conviée dans les quarts d’heure disco des mariages, l’emporte sans doute sur Barbara, dont la mémoire radiophonique s’est longtemps réduite à la diffusion de sa plus célèbre chanson, L’Aigle noir, avant que les nouvelles générations ne fassent sa connaissance avec Göttingen, cet hymne officieux de la réconciliation franco-allemande inscrit au programme des écoles au début des années 2000.
Mais l’ampleur de ce qui est annoncé comme une « année Barbara » dépasse largement ce qui est réservé à Dalida (et même, hier, à Brassens ou à Brel). Ce qui ne surprend pas : dans le monde de la culture, la première relève d’une passion aristocratique, jalouse ; la seconde n’est tolérée qu’au titre de plaisir coupable.
Le souvenir de Barbara emprunte toutes les formes. La saison de concerts hommages a ainsi été lancée le 5 février, au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, par un « Barbara symphonique » dirigé par Bruno Fontaine, à la tête de l’Orchestre national d’Ile-de-France, alors qu’une soirée spéciale est à l’agenda du Printemps de Bourges, le 20 avril.
En librairie, on attend des rééditions ou des textes inédits comme celui (prévu en septembre chez Tallandier) de la romancière Kéthévane Davrichewy, partie à la rencontre des fans. Une exposition est programmée à l’automne à la Philharmonie de Paris, confiée à Clémentine Deroudille, commissaire en 2011 de « Brassens ou la liberté ». Un film, réalisé par Mathieu Amalric, est actuellement en montage… La danse aurait dû être aussi de la partie si Benjamin Millepied, démissionnaire de son poste de direction à l’Opéra de Paris, n’avait renoncé à son projet.
« Chanteuse de minuit »
Cela n’aurait pas été une première : Marie-Claude Pietragalla a déjà chorégraphié Ma plus belle histoire d’amour, puis L’Aigle noir pour l’émission Danse avec les stars. Du Barbara sur TF1 ? Absolument. Des candidats de The Voice se sont également exercés sur Dis quand reviendras-tu ?, Göttingen, et même Nantes.
Révélée par une autre émission de télé-crochet, Camélia Jordana, née cinq ans avant la mort de Barbara, a répandu son prénom auprès de la génération du téléchargement avec son tube de 2010, Non, non, non (Ecouter Barbara). En associant la disparue, selon le stéréotype, à la réclusion et au spleen : « Je veux juste aller mal et y’a pas de mal à ça/Traîner, manger que dalle, écouter Barbara. »
Cette image de « chanteuse de minuit » broyant du noir sans relâche, intimidante, sinon effrayante (comme Léo Ferré), a pu lui nuire, autant que sa réputation d’« intellectuelle » – alors que peu de ses pairs (et en aucun cas Ferré) ont fait usage d’un lexique aussi démocratique et compréhensible de tous.
Barbara avait consterné ses fidèles en revendiquant son admiration pour Johnny Hallyday – elle accepta son invitation à une émission télévisée en 1972 – à une époque où « l’idole des jeunes » était jugée infréquentable par l’intelligentsia. Ses fans, souvent défenseurs de la haute chanson française ou mélomanes dévoyés, semblaient vouloir la garder pour eux en la protégeant. Et d’abord du monde extérieur.
Concurrence mémorielle
L’actualité semble plutôt indiquer, pour pasticher Johnny, qu’« on a tous quelque chose de Barbara » quels que soient l’âge ou le sexe. La revanche posthume est éclatante pour celle qui mit tant de temps à faire accepter sa singularité – pendant une décennie, son talent s’exprima devant les soixante-dix spectateurs du cabaret L’Ecluse, Bruno Coquatrix lui fermant l’accès de l’Olympia jusqu’en 1968.
L’engouement est tel qu’on assiste d’ailleurs à une concurrence mémorielle. Accompagné par Gérard Daguerre, le dernier pianiste de Barbara, Gérard Depardieu, fort d’une complicité de dix-sept ans avec elle nouée, en 1986, par le spectacle Lily Passion, occupe les Bouffes du Nord avec un tour de chant siamois de celui qu’a proposé Patrick Bruel, dès l’automne 2016, Salle Pleyel. L’un comme l’autre ont publié un enregistrement en studio (avec six chansons communes), déjà doublé dans le cas de Bruel d’un live (DVD et CD) au Théâtre du Châtelet.
Dans un entretien à Télérama, le retardataire Depardieu tacle Bruel au passage – « Il m’énerve celui-là ! Il veut toujours tout », aurait dit Barbara à son sujet. Conscient que sa légitimité allait être questionnée, l’interprète de Qui a le droit… a reproduit dans la jaquette de l’album Très souvent, je pense à vous un extrait d’une correspondance privée révélant que le titre est une adresse de Barbara à Bruel, et non l’inverse comme on pouvait s’y attendre. Une sorte d’imprimatur dont avait déjà usé, dès 1999, le journaliste Jérôme Garcin pour son livre Barbara, claire de nuit (Ed. de La Martinière) qui reproduisait des fax intimes. Qu’en aurait pensé celle qui se donnait sans retenue sur scène pour qu’on respecte d’autant sa vie privée ?
Plus de deux cents chansons
Sans le nommer, Depardieu dit encore tout le mal qu’il pense de Barbara et l’homme en habit rouge, le spectacle que propose, depuis 2008, avec sa compagne, l’accordéoniste Roland Romanelli : « Complètement à côté de la plaque. » Il faut préciser que celui qui fut deux décennies durant directeur musical de Barbara se brouilla définitivement avec son ancienne amante au moment de la gestation de Lily Passion, prétendant qu’ils étaient « en train de faire de la merde ». Et, pour aggraver son cas, Romanelli a participé au disque de Bruel.
« M’ont fait une forteresse/Mes hommes/Non, vous ne passerez pas/C’est à eux, n’y touchez pas », chantait la « Patronne ». C’est de ses amis qu’il faudrait parfois protéger Barbara. De ceux qui l’ont connue et, pire, de ceux qui le prétendent, ces potentiels Rapaces qui risquent de se manifester alors que, dès 1967, elle refusait de les nourrir (« Mais qu’ils ne viennent pas/Se chauffer sous mon toit »).
Davantage de ses admirateurs que de ses admiratrices, pour l’heure discrètes dans la commémoration. Elles sont pourtant légion à l’avoir revendiquée et/ou interprétée, chanteuses à prénom (Daphné, Camille, Zazie) ou non (Jeanne Cherhal, Carla Bruni, La Grande Sophie, Olivia Ruiz, Ariane Moffatt, liste non exhaustive). Une fois sur deux, le choix s’arrête sur Dis quand reviendras-tu ?, alors que Barbara a écrit plus de deux cents chansons.
« Moi, je n’ai rien prévu. Je n’ai pas voulu donner l’impression de profiter de cet événement », confie Marie Paule Belle, qui publia, dès 2001, Marie Paule Belle chante Barbara, exercice voué à la fortune, puisque, avant Bruel et Depardieu, il fut imité par Daphné en 2012.
Avec le répertoire de l’aînée, elle a donné plus de deux cents concerts de 1999 à 2005 : « Quand j’ai commencé, cela faisait deux ans qu’elle était morte, la période de deuil me semblait suffisante. On m’a dit que c’était sacrilège, qu’on ne touchait pas à Barbara, que c’était une messe. » A l’évidence, le tabou a été levé.
La référence absolue
Pour toute chanteuse de langue française, Barbara demeure comme la référence absolue. Après avoir repris, au début des années 1960, des titres de Brassens et de Brel, elle est la première femme de renom à s’être imposée en tant qu’auteure-compositrice-interprète, ouvrant la voie à Véronique Sanson et à tant d’autres.
Son nom a été naturellement retenu en 2010 pour le prix récompensant une jeune chanteuse francophone. Elle a été adoptée par les féministes, en dépit de son goût immodéré pour le tricot, ouvragé en sirotant une chicorée. « C’était la première fois qu’une femme parlait de l’amour de façon aussi sensuelle dans ses propres chansons, ajoute Marie Paule Belle. Elle donne des images très précises – la main sur le cou, la pointe d’un sein… – qui semblaient jusque-là réservées à Aznavour. »
Barbara est universelle en ne parlant pratiquement que d’elle, ses chansons se déroulant comme un journal intime, proche de l’autofiction littéraire. « Elles sont autobiographiques et concernent tout le monde, constate Marie Paule Belle. J’ai chanté Nantes quand j’ai perdu mon père. Bien sûr, le contexte n’est pas le même mais, comme elle, je suis arrivée trop tard et j’ai vécu cette scène qu’elle raconte, à la morgue devant trois personnes. Chacun a la possibilité de se retrouver dans les chansons de Barbara. Les ados d’aujourd’hui peuvent ressentir les mêmes émotions qu’elle. »
Ce n’est pas Alexandre Tharaud qui dira le contraire. « Fan au degré maladif » (une centaine de concerts à son actif à partir du Châtelet 1987), le pianiste classique, qui avait organisé il y a dix ans deux concerts hommages parisiens, est l’ordonnateur cette année de la création du Printemps de Bourges.
« Dès mes 14 ans, Barbara a pris une place de choix dans mon Walkman parce qu’elle sait parler aux ados des premières fêlures de la vie, dit-il. La solitude, l’isolement, l’attente (Pierre), l’espoir d’une histoire d’amour (Gare de Lyon)… Il y avait de sa part un regard bienveillant sur l’ado perdu que j’étais, quelque chose de maternel dans sa voix. Aujourd’hui, je l’écoute comme un réconfort, un guide, un médicament. Elle me parle, me chuchote à l’oreille, dans la joie comme dans la plus grande tristesse. » Plus qu’un astre noir près duquel on se brûlerait, un âtre dont le timbre de mezzo réchauffe. Une confidente.
« Complexité à partir de mots très simples »
Pour Bourges, le concertiste a imaginé un projet faisant fi de la parité : « Mes hommes », par allusion à cette chanson qu’une Barbara en pattes d’ef avait interprétée en 1974 à la télévision publique, cernée par la garde républicaine.
« Barbara et les garçons », comme un pendant à « Gainsbourg et les femmes ». Au piano de Tharaud se joindront les claviers d’Olivier Marguerit et d’Albin de la Simone, qui avoue avoir découvert Barbara « sur le tard » grâce à son ami inconditionnel : « Pourtant, j’écoutais Jean Guidoni, et les textes de son parolier, Pierre Philippe, au début des années 1980, sont un héritage direct. Avec elle, on peut parler de la mort, de l’amour, de la détestation de soi. Ce qu’elle raconte ne reste pas dans le quotidien et l’intime anecdotiques. Il y a une profondeur, une subtilité, une complexité à partir de mots très simples. »
Si Romanelli et Michel Portal, responsable du solo de saxo de Pierre se joindront à l’initiative, Tharaud a préféré choisir des chanteurs « qui n’ont pas assisté aux concerts de Barbara et ne sont pas des groupies ». « C’est plus facile de l’interpréter quand on est éloigné d’elle par l’âge, par la culture, et qu’on est un homme », estime-t-il.
C’est ainsi qu’ont été conviés Pierre Guénard, le chanteur du groupe rock Radio Elvis, 9 ans à la mort de Barbara, ou Tim Dup (pour Timothée Duperray), qui marchait à peine à cette date. A 22 ans, le benjamin, qui doit publier cette année son premier album et a convaincu Tharaud grâce à une maquette de Du bout des lèvres, affirme ne pas avoir « d’appréhension à reprendre du Barbara » tout en relevant que ces « paroles de femmes pleines de sensualité ne sont pas souvent assumées du côté des hommes ».
« A contre-courant et jamais ringarde »
Chez elle, il entend surtout « un esprit de complète liberté et une modernité qui était en marge à son époque puisqu’elle se tient au piano voix au moment du disco ». « En pleine vague yé-yé, elle peut être accompagnée d’une seule contrebasse, complète Tharaud. Elle est à contre-courant, et c’est pourquoi elle n’est jamais ringarde. »
Tim Dup aime aussi ce « phrasé saccadé, presque hip-hop, Le Soleil noir par un rappeur, ce serait génial ». Pour Marie Paule Belle, « c’est une diseuse qui permet de revenir à l’essentiel : la mélodie et les mots. Si ça tient debout en piano voix, c’est que c’est une bonne chanson ».
La présence annoncée à Bourges de Dominique A et de Vincent Delerm fournit une autre hypothèse sur la fascination que continue d’exercer Barbara. La jeunesse de ces deux quadras a été dominée par la new wave britannique, et ses deux totems, Joy Division et The Cure. Les obsessions d’un Ian Curtis et d’un Robert Smith peuvent renvoyer à celles de Barbara : tourments de l’âge tendre, romantisme noir et glaçant, vertige suicidaire…
Les corbeaux gothiques, des cousins de l’aigle noir ? « Il y a un rapport commun à la mélancolie et à l’accord mineur, quelque chose de prédépressif, un abandon, parfois un auto-apitoiement qui peut flirter avec la complaisance, constate Dominique A. On m’a très tôt rapproché de Barbara pour la proximité des thèmes et cette voix claire, très française. Quand je disais dans mes premières interviews que je la connaissais mal, personne ne me croyait. C’était peut-être un déni ou une façon de tuer la mère ! »
En 2001, Dominique A gravait une reprise d’une impeccable sobriété de J’ai tué l’amour, la première chanson écrite par Barbara en 1958. C’est de lui qu’on aurait aimé entendre un album complet. « Son répertoire est ambigu, à la fois sophistiqué et simple, observe-t-il. J’avoue avoir plus de mal avec Ma plus belle histoire d’amour et ce côté prêtresse, alors que c’était quelqu’un de marrant.
Vincent Delerm pense sans doute la même chose puisqu’il déclarait au Monde, en 2006 : « Ma génération a pour particularité de faire beaucoup de scène en la démythifiant. J’aime Barbara, mais la robe de scène qui ne doit pas voir le jour et rester dans une malle, c’est trop. »
Dépasser la simple nostalgie
Le rocking-chair, les châles, les roses, les rappels interminables, les liturgies à Pantin, au Châtelet ou à Mogador… Comment Mathieu Amalric fait-il, de son côté, avec cette théâtralité envahissante, mais idéale pour un biopic qui resterait conventionnel ?
Son film, qui pourrait être présenté au Festival de Cannes, répond à « un désir de Pierre Léon, cinéaste confidentiel, et de son ami Renaud Legrand, qui fantasmaient un film sur Barbara depuis dix ans », explique-t-il. « Ils appartiennent à cette génération qui a été modifiée par Barbara autour de 1981 et allait à tous ses concerts. Comme ils n’y arrivaient pas, ils m’ont proposé d’essayer. J’ai des souvenirs d’elle par mes parents, mais je ne l’ai jamais vue sur scène. Ma première pulsion a été de ne pas y toucher. Une chanson de Barbara, chacun croit que c’est une lettre personnellement adressée. Puis je me suis cassé la tête. »
La plus grande difficulté était le biopic lui-même, « ce monstre qu’il faut nourrir et qui veut absolument donner un sens à une vie ». Or, avec Barbara, « ça ne va pas », constate le cinéaste : « Quand j’ai rencontré Bernard Serf, le neveu [et représentant des ayants droit], la première phrase qu’il m’a dite est : “La petite fille juive violée par son père pendant la guerre, qui trouve l’amour grâce à son public, il en est hors de question !”Je n’avais pas le droit de faire ça, c’est dégueulasse… »
Paradoxalement, « l’impossibilité de faire ce film » a provoqué le déclic. Au biopic, Amalric a mêlé un autre genre, le film dans le film, offrant « de partir du fantasme et non de la vérité ». Jeanne Balibar jouera donc le personnage d’une actrice devant interpréter Barbara, et Amalric « un réalisateur… nécrophile presque ».
« Pourquoi sommes-nous attirés par le biopic ?, s’interroge-t-il. Cela a à voir avec la réincarnation, la foi, l’hologramme, quelque chose qui dépasse la simple nostalgie. » On entendra chanter Barbara, Balibar, et le collectif Lou Casa, qui a publié, début 2016, un six-titres, Chansons de Barbara. A ce jour. Eux aussi des hommes.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/musiques/article/2017/02/10/barbara-l-eternel-rappel_5077957_1654986.html#gJstzrRqw9dyeqb7.99
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