Voici le texte d'une lettre écrite par Henri Lebreton à Alix, datée du 8 juillet 1915. Patricia l'a retrouvée en triant des documents récupérés dans notre garde meuble. Je ne l'avais jamais vue. L'original (ci-joint) fait 3 pages écrites très serrées sur un papier très fin, d'une écriture limpide, sans aucun tremblement ni rature, ce qui est assez incroyable considérant son contenu et les circonstances.
Le texte en a été transcrit par Loulou, qui ne nous en a jamais parlé (peut-être après sa séparation d'avec Kostia). Il a du utiliser une loupe parce que le texte est difficile à déchiffrer à l'oeil nu. Quoiqu'il en soit, je l'ai tapé afin de le partager avec vous, mais je vous préviens, ce n'est pas gai.
Bisous
Philippe
PS: ou est-ce qu'il était à l'époque? probablement déjà dans la Somme ou l'Artois, lieux de sanglantes offensives et contre-offensives multiples à cette periode. Il y sera tué deux mois plus tard...
Comment suis-je sorti indemne de cet enfer ma chère Alix?
J'en suis encore à me le demander.
En ce moment nous sommes en réserve dans une tranchée à quelques centaines de mètres en arrière de celle que nous occupions depuis 4 jours et nous sommes un peu plus tranquilles.
Néanmoins nous avons derrière nous à 200 mètres une batterie de 75 que les boches cherchent à détruire, ce qui nous vaut une décoction de grosses marmites qui éclatent peut-être à 100 mètres derrière nous; à chaque coup mon gourbi est ébranlé. Nous sommes ici pour 4 jours encore et irons au repos pour 8 jours à environ 12 kms en arrière.
Que ferons-nous après? Sans doute recommencerons-nous!
Avant hier 6 terrible journée. Jusqu'à 4 heures du soir nous étions à peu près tranquilles lorsque les boches commencèrent à bombarder la tranchée avec d'énormes marmites de 280 et de 310; aussitôt on nous annonçait 2 morts dans la section voisine. Notre tour devait venir bientôt: coup sur coup, 8 obus sur le bout de la tranchée qu'occupait ma section. Terrifiant spectacle!
Deux tombent à 4 mètres de moi de l'autre côté d'un saillant et j'entends des cris déchirants puis un silence de mort.
Avec moi j'ai environ 10 hommes et le sous-lieutenant O... Quatre obus tombent à notre hauteur de chaque côté de notre tranchée, avec un bruit de tonnerre!
Nous sommes couverts de terre et de pierres et avec angoisse nous attendons l'obus prochain qui peut, qui doit tomber en- pleine tranchée. Les hommes sont fous de peur et tournent tous les yeux vers moi, car O est bien jeune et derrière moi tremble comme une feuille. Je leur ordonne le sang froid et leur recommande de se déplacer le long de la tranchée en courant à quatre pattes après chaque nouvelle explosion; les obus nous suivent dans notre course; enfin ils nous lâchent, nous sommes sauvés pour cette fois!
Je me rends alors à la partie de la tranchée ou sont tombés les deux premiers obus. Spectacle inoubliable: tout est dévasté! les gourbis effondrés, d'énormes éboulis de terre, fusils brisés, sacs éventrés, un désordre inexprimable.
A l'entrée, enfoui sous terre est les plus brave soldat de la compagnie, un de ceux qui faisaient toutes les patrouilles avec moi, mort sur le coup; près de lui, un autre, blessé à la tête, achève de se panser, enfin un troisième se soulève à demi les jambes brisées, la face ensanglantée, et demande un fusil pour s'achever.
Je suis auprès de lui pour le réconforter et lui donner de l'eau et du cognac, le pauvre garcon me dit: "je suis foutu! prends tous mes papiers et écris à ma soeur à Lyon" et de sa pauvre main mutilée il essaye d'atteindre sa poche.
Bientôt les infirmiers arrivent avec un aide-major pour lui faire le premier pansement. Jusqu'au soir il reste là, car il ne faut pas songer à l'enlever en plein jour, tous nos mouvements étaient surveillés par les observateurs boches en ballon; à l'heure actuelle je crois qu'il s'en tirera mais qu'il perdra une jambe qu'on devra lui couper au dessus du genou.
O est allé voir le commandant de la 8ième et m'a passé le commandement de la section. Jusqu'au soir nous restons là et à 10 heures nous passons dans une nouvelle tranchée à 100 mètres en arrière.
Envoyé aussitôt pour conduire une corvée je m'acquitte de ma mission et à mon retour j'apprends 3 nouveaux morts à la place que nous venions d'occuper, l'un d'eux décapité et le bras gauche enlevé par une torpille aérienne, les autres tous par un obus. Tout le reste de la section descend alors dans une cave profonde de 15m, veritable caverne. Au dessus des torpilles viennent éclater en marmites impressionnantes. C'est là que nous avons passé la journée d'hier à dormir comme des brutes, accablés que nous étions par 3 jours sans sommeil et une autre corvée terrible m'était réservée! fouiller et enterrer les morts! Je me suis acquitté hier soir de cette lugubre mission. Quelle histoire et quel écoeurement.
O m'a signalé au commandant de la compagnie qui m'a serré la main avec émotion et m'a félicité de mon sang froid et de mon dévouement pour mes camarades; je crois qu'il me proposera pour une citation à l'ordre du régiment.
Voilà ma chère Alix le récit des terribles heures que je viens de vivre.
Je ne te cache rien car je te sais courageuse et pleine de foi en la providence.
Nous avions le secteur le plus dur à garder, notre tranchée était en flèche et prise en enfilade sur la gauche par le feu des grosses batteries allemandes.
Y retournerons-nous?
Ai-je besoin de te dire que personne n'y tient, pas plus les officiers que les soldats. Qu'il est dur de rester sous ce feu infernal dans une tranchée dont on ne peut sortir comme un rat dans une ratière! Enfin!!!
J'ai bien reçu tes lettres du 3 et 5. Ne t'occupes pas du duo des Mousquetaires (!er acte B et T) j'ai bien d'autres chats à fouetter: envois-moi du papier à lettres, des enveloppes (assez grandes) et un caleçon de laine et aussi du cognac car le mien a passé aux blessés.
Allons du courage
mille et mille baisers
ton Henry
PS: Embrasse Cricri et surtout fais l'impossible pour que Marcel aille dans l'artillerie ou même dans le train des équipages. Il est pourtant bien facile de deviner ou je peux être: on ne parle que de cet endroit depuis 2 mois. (Notre compagnie a 21 morts et blessés, c'est la plus éprouvée).
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