Un entretien d'Inoussa Saouna publié dans le journal Le Monde en Novembre 2005:
"Le Niger ne cultive pas de tabac, il l'importe. C'est une plaque tournante de la contrebande. Les cigarettes sont fabriquées soit au Bénin, soit au Burkina Faso. On estime que 65 à 70 % des cigarettes qu'on trouve au Niger sont issues de la contrebande. Notre pays a plus de 1 200 kilomètres de frontières avec le Nigeria, ce qui facilite l'invasion des cigarettes illégales, qui transitent vers la Libye, l'Algérie puis l'Europe."
Inoussa Saouna : "En Afrique, fumer est "une façon de ressembler à l'Occidental"
LEMONDE.FR | 01.11.05 | 21h32 • Mis à jour le 02.11.05 |
Pourquoi les
cigarettiers s'intéressent-ils aux pays du Sud ?
Les compagnies ont pris pour cible les pays pauvres, parce que la législation antitabac y est le plus souvent absente : les pouvoirs publics ont d'autres priorités et sont facilement corruptibles. La population est jeune et ignore les méfaits du tabagisme. Ces faits conjugués font que les pays pauvres, et notamment l'Afrique, représentent un marché émergent pour les fabricants de tabac, qui leur permet de faire face au déclin de la consommation en Europe et en Amérique du Nord.
D'où viennent les cigarettes vendues au Niger?
Le Niger ne cultive pas de tabac, il l'importe.
C'est une plaque tournante de
la contrebande: les cigarettes sont fabriquées soit au Bénin, soit au Burkina . On estime que 65 à 70 % des cigarettes
qu'on trouve au Niger sont issues de la contrebande. Notre pays a plus de 1 200 kilomètres de
frontières avec le Nigeria, ce qui facilite l'invasion des cigarettes
illégales, qui transitent vers la Libye, l'Algérie puis
l'Europe.
Est-il exact que les cigarettes vendues dans les pays pauvres sont plus nocives que celles qu'on trouve en Occident ?
La plupart des cigarettes fumées en Afrique – qu'elles soient issues de la production légale
ou de la contrebande – sont beaucoup plus nocives que celles qu'on trouve chez vous, du simple fait qu'elle ne sont pas contrôlées. En France, toutes les marques de cigarettes sont analysées par un organisme public, qui indique quelle quantité de goudron et de nicotine elles contiennent.
Sur notre continent, en dehors de l'Afrique du Sud, il n'existe aucun contrôle de qualité. Les marchands de tabac écrivent eux-mêmes ce qu'ils veulent sur les paquets. Evidemment, les cigarettes de contrebande, qui sont fabriquées on ne sait ni où, ni comment, ni par qui, sont les plus dangereuses.
Pouvez-vous décrire la stratégie marketing des cigarettiers ?
L'objectif principal est le même que dans les pays industrialisés il y a cinquante ans :
le recrutement de jeunes consommateurs, via le sponsoring de manifestations sportives et culturelles, et la distribution gratuite des cigarettes.
Les panneaux publicitaires sont partout dans les villes et même dans les villages. C'est une stratégie de communication sophistiquée qui a pour but d'embrigader des populations auxquelles on présente la cigarette comme un mode d'émancipation, une façon de ressembler à l'homme occidental, et, pour la femme, un signe d'égalité avec l'homme.
Un exemple : fin novembre va avoir lieu à Niamey un festival international de la mode africaine. Ce festival est hélas sponsorisé par les cigarettes Fine, une marque du groupe britannique Imperial Tobacco. Le but : s'attirer la sympathie des femmes, qui fument rarement en Afrique.
Les distributions gratuites sont-elles fréquentes ?
Très fréquentes. Les fabricants ont récemment modifié leur stratégie : ils font des distributions gratuites davantage dans les villages de l'intérieur du pays, là où notre association ne peut pas les voir. Des jeunes filles et des jeunes garçons sont recrutés et promenés dans des 4 x 4 rutilants.
Des tee-shirts et des cigarettes sont distribués. Ils appellent ça des "dégustations". L'idée, c'est de capter l'attention, d'éblouir pour contraindre à la consommation de tabac. On retrouve le même
genre d'opération dans la plupart des pays d'Afrique de l'Ouest.
Les législations antitabac progressent-elles en Afrique ?
Je dirai que la situation est mitigée et même inquiétante. L'Organisation mondiale de la santé a fait négocier une convention cadre internationale ouverte à la ratification depuis juin 2003.
A
Comment les choses évoluent-elles au Niger ?
A la mi-octobre, le conseil des ministres a adopté le premier projet de loi contre le tabac de l'histoire du pays, en application de la convention cadre. C'est une révolution. Le projet contient des mesures extrêmement rigoureuses : interdition de toute forme de publicité directe et indirecte, apposition de messages sanitaires sur les paquets, images à l'appui, interdition de la vente à l'unité, le tout assorti de sanctions très lourdes.
La vente à l'unité est très répandue. C'est un excellent moyen pour atteindre les plus pauvres...
Bien sûr. Les cigarettes sont vendues partout à l'unité, à la criée, souvent par des enfants, et il n'existe aujourd'hui aucune restriction contre ça. Quand la loi sera votée par l'Assemblée nationale, nous osons
espérer que cela donnera l'exemple et accélérera le processus d'adoption de mesures antitabac dans les autres pays de la sous-région. Mais nous restons vigilants, car nous sommes conscients du cynisme et de la forte capacité de nuisance des compagnies du tabac, qui vont vouloir
corrompre les députés pour fragiliser ce projet de loi, essayer de le détourner de ses objectifs.
Y a-t-il déjà eu des cas avérés de corruption ?
Les soupçons sont nombreux mais les preuves sont rares. Le cas le plus documenté est celui du Sénégal. En 1982, il a été le premier pays en Afrique à adopter une loi contre le tabac, qui était
à l'époque plus sévère que ce qui existait en France. Un mémo envoyé de New York par Philip Morris aux
représentants de la firme en Afrique de l'Ouest a été révélé. Il ordonnait d'engager des actions de lobbying pour casser cette loi. Et un an plus tard, toutes les mesures contraignantes ont été supprimées : aujourd'hui, cette loi est comme une coquille vide.
Le Sénégal a maintenant ratifié la convention cadre de l'OMS, les ONG présentes à Dakar sont en train de se battre pour que la loi revienne à son statut initial et on nous dit que la volonté politique pour le faire existe. On verra.
Quel rôle votre association a-t-elle joué pour parvenir au projet de loi présenté par le gouvenement nigérien ?
Nous avons participé activement à son élaboration. Nous suivons de très près ce qui se passe
autour de l'Assemblée afin que les députés adoptent la loi sans la dénaturer.
Comment vous êtes-vous lancé dans la lutte contre le tabac ?
J'ai été fumeur pendant dix ans. Et
puis j'ai vu un reportage à la télévision
française et je me suis rendu compte qu'il existe un mouvement
mondial de lutte contre le tabac qu'ici presque personne ne peut voir.
Propos recueillis par Matthieu Auzanneau
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