Combien de langues faudra-t-il encore couper ?
Le 9 juillet 1996, à l'occasion du vingtième anniversaire de la loi Veil, Libération a publié en opinion ce texte que j'avais rédigé (également reproduit par le reader's Digest dans son édition d'octobre 1996). J'y exprimais, une fois de plus, ma frustration à l'égard des politiques.
Il y a 20 ans, le 9 juillet 1976, la première loi anti-tabac, préparée par Simone Veil était promulguée.
Il
y a 20 ans, à l'âge de 13 ans, Suzanne avait déjà commencé à fumer. A
33 ans, après avoir fumé un paquet par jour pendant des années, elle a
un cancer du poumon. (*)
Actuellement le tabac tue en France, chaque
année, 60.000 personnes : bien plus que la toxicomanie, le Sida et les
accidents de la route combinés. Malheureusement, cette catastrophe va
encore s'amplifier.
En effet, si rien ne change, si des mesures
drastiques ne sont pas prises pour enrayer cette épidémie industrielle
catastrophique, les décès liés au tabac atteindront en 2.025, 165.000
par an. La mortalité des femmes va notamment exploser, passant de 5.000
à 55.000 par an. Et un nombre grandissant de ces victimes seront
touchées de plus en plus jeunes. Comme Suzanne.
A qui la faute ?
D'abord bien entendu à une industrie qui continue illégalement de
pousser à la consommation de produits dont elle nie la dangerosité. La
récente campagne de Philip Morris Europe sur le tabagisme passif en est
un exemple, mais elle ne représente qu'un pour cent des
investissements, essentiellement illicites, effectués par les
différentes marques de cigarettes. On estime que tous les trois jours
une nouvelle promotion apparaît dans les débits de tabac pour inciter
-surtout les jeunes- à fumer : si vous achetez deux paquets gagnez une
casquette, un T-shirt, un CD, etc…
Depuis le début de l'année le
Comité National Contre le Tabagisme a déposé vingt cinq citations en
justice contre de telles pratiques et le PDG de la Seita vient d'être
condamné à ce sujet : 100.000 francs d'amende et 50.000 francs de
dommages et intérêts. Mais les investissements globaux dans ce secteur
ont approché un milliard en 1995 !
L'Etat quant à lui a empoché plus
de 50 milliards de taxes sur le tabac, alors qu'il affectait moins de
deux millions à la prévention.
Lorsque Simone Veil a lancé la
première campagne audiovisuelle anti-tabac, elle affirmait que l'effort
serait poursuivi sans relâche. Elle a peu après quitté le gouvernement
et il n'en a rien été. Les moyens consacrés à la lutte contre le
tabagisme n'ont jamais atteint le seuil critique indispensable pour
avoir un impact net et durable. Ils sont toujours restés dérisoires au
regard des investissements publicitaires et promotionnels réalisés dans
le sens opposé.
Dans un livre blanc remis aux pouvoirs publics en
novembre 1995, le CNCT a rassemblé 50 mesures qui permettraient de
relancer la lutte contre le tabagisme et de l'organiser à un niveau
significatif. Elles n'ont -à ce jour- suscité aucun écho, même celles,
nombreuses qui n'impliqueraient aucune dépense supplémentaire.
Michelle
Affonso est partie à pied le 25 juin de Paray-le-Monial, où elle
habite, pour atteindre Paris le 9 juillet et obtenir une audience de
Jacques Barrot, actuel ministre du travail et des affaires sociales
(ancien ministre de la santé en 1977, juste après Simone Veil). Elle a
entrepris cette marche symbolique parce que son ami Jean-Paul est
décédé l'an dernier à 46 ans d'un cancer du poumon.
Avec lui, elle avait fait le voeu d'essayer que de tels drames ne se multiplient pas, que les jeunes fument moins.
Elle
veut attirer l'attention du ministre et de l'opinion sur la gravité de
l'épidémie tabagique et demander des réformes. Jusqu'à présent elle a
obtenu un entrefilet dans le Quotidien du Médecin, un entretien avec
l'Eclaireur du Gâtinais, une citation aux infos de France 3 - Orléans
et un reportage sur Radio-France-Melun.
En chemin elle a rencontré
Lucette don't le mari a été victime lui aussi, avant 40 ans, d'un
cancer du poumon. Il a subi l'ablation d'un lobe à l'Institut Gustave
Roussy. Au début de cette année, on a également dû lui couper la langue
parce que la tumeur avait gagné la bouche.
La question demeure la
même, 20 ans après la loi de 1976 : que faut-il faire pour que les
politiques votent les crédits indispensables et prennent enfin les
décisions qui s'imposent, que l'on connaît parfaitement, qui sont tout
à fait à notre portée, qui ont fait leurs preuves dans d'autres pays ?
Combien de langues faudra-t-il encore couper ?
En
y repensant je me dis qu'à l'exception de
Claude Evin il n'y aura pas eu en France un seul responsable politique
pour pousser à une augmentation des crédits pour la lutte anti-tabac.
Le
cas de Simone Veil et Jacques Barrot est particulièrement affligeant :
Simone Veil qui avait été Ministre de la Santé en 1976 est revenue à la
tête d'un superministère des Affaires Sociales pendant deux ans et
lorsqu'elle est partie, c'est Jacque Barrot, comme vingt ans plus tôt,
qui lui a succédé.
Lors de son second mandat ministériel Simone Veil
n'a absolument rien fait pour la lutte anti-tabac : dans le bilan de
ses deux années il ne figure pas un mot à ce sujet, et pour cause.
Doit-on
considérer comme un exploit le fait qu'elle ait tenu bon face aux
attaques portées contre la loi Evin par le lobby de l'industrie bien
épaulé par Jean Miot au Figaro et à la Fédération de la Presse avant
qu'il rejoigne l'AFP ?
Quant à Jacques Barrot, son comportement est
encore plus pathétique : le 11 décembre 1994, alors que Simone Veil est
Ministre des Affaires Sociales et qu'il est Président de la Commission
des Affaires sociales à l'Assemblée Nationale il propose dans le cadre
de la discussion budgétaire, d'affecter 1% des recettes fiscales du
tabac à la prévention. Simone Veil refuse. Mais lorsqu'il lui succède à
la tête du ministère, un peu plus tard, il abandonne l'idée du 1% !
Peut-on se satisfaire d'un couplet classique sur les politiciens qui retournent leur veste ?
On
voudrait pouvoir interroger franchement Simone Veil et Jacques Barrot :
pourquoi ces revirements ? pourquoi cette absence de volonté
d'augmenter des crédits dérisoirement faibles ?
Lorsqu'à l'automne
1997 Claude Evin, de retour à l'Assemblée Nationale arrache au
gouvernement et à Bernard Kouchner la première augmentation de crédits,
il démontre que ce n'était nullement impossible. Tout en sachant
pertinemment que les structures pour gérer efficacement ces crédits
n'existent pas : il connaît les limites de la Caisse Nationale
d'Assurance Maladie et du CFES dans ce domaine.
A
dire vrai, on avait déjà la preuve qu'il est possible de trouver des
fonds si l'on juge que c'est nécessaire : à la fin de 1992, le
gouvernement et le parlement n'avaient-ils pas trouvé en urgence 550
millions ? 450 millions pour " aider " les sports mécaniques privés de
sponsors tabac et 100 millions pour soutenir la prévention. On avait
aussi déjà la preuve qu'il est difficile de bien les utiliser, au moins
en ce qui concerne la prévention.
En ce qui concerne la loi Evin,
c'est dès l'origine qu'elle avait été condamnée à la misère, à la suite
de l'annulation par le Conseil Constitutionnel des dispositions qui
assuraient son financement.
Tant que la lutte contre le tabagisme ne disposera pas d'un budget substantiel reconduit d'une année sur l'autre la consommation de tabac, notamment des jeunes, demeurera élevée, avec les conséquences tragiques que les "responsables" politiques préfèrent ignorer sans que la société civile française s'en étonne plus que cela.
Faudra-t-il dépasser le seuil des 100.000 décès annuels pour que les choses changent?
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