La fumée étant de plus en plus bannie en Occident, les cigarettiers regardent vers le Sud. L’Afrique commence à prendre conscience du fléau.
Le Courrier, samedi 6 janvier 2007.
Consommation de tabac en progression de 62% entre 1995 et 2000. Hausse considérable de la prévalence chez les jeunes et chez les femmes. En élève bien appliquée, l’Afrique est en passe de suivre les courbes observées dans les pays industrialisés ces dernières décennies. Avec la perspective morbide de constituer, de concert avec les autres pays en développement, le 70% des 8,4 millions de décès imputables au tabagisme au niveau mondial d’ici 2020.
Pour compenser ses pertes de profits dues à la baisse des fumeurs en Europe et aux Etats-Unis, l’industrie du tabac s’est tournée vers les pays en développement. Le tabagisme peine pourtant à figurer au rang des priorités des agendas politiques des pays du Sud. L’Afrique a déjà fort à faire avec sa pauvreté, sa malnutrition, ses maladies (malaria, VIH/sida, tuberculose...). Les cancers du poumon, de la trachée, de la gorge et autres pathologies faisant rage dans les pays dits développés n’ont pas encore envahi les hôpitaux africains.
Un combat inégal
C’est que l’herbe à Nicot tue lentement, imperceptiblement, avec un temps de latence de dix, vingt ou trente ans. Et que l’industrie du tabac a des arguments sonnants et trébuchants pour faire tomber toute velléité de restriction ou mesure de protection : revenus des taxes sur le tabac, investissements dans la production de tabac (lire ci-dessous), donc sur l’emploi. Lorsqu’elle ne monte pas des opérations de marketing sous couvert d’aide au développement pour soigner son image.
C’est dire si le combat est inégal. Les associations présentes à la « première Conférence africaine tabac ou santé » organisée en décembre 2006 à Casablanca n’ont pas manqué de le rappeler. Non pour s’apitoyer sur leur sort. Mais pour souligner l’exigence d’unité qu’implique la lutte contre cette « épidémie industrielle ».
Les besoins des associations de santé sont invariablement les mêmes : financiers, humains et statistiques. « Lorsque nous demandons au gouvernement de financer des mesures de prévention, ses premières questions sont : Combien fument ? Combien meurent ? Nous sommes incapables d’avancer des chiffres. En revanche, lorsque le gouvernement se retourne vers le ministre des Finances et s’enquiert : Combien nous rapportent les taxes du tabac ? Celui-ci répond au chiffre près », relève un participant.
« Il faut mobiliser les ressources là où elles se trouvent : dans nos universités, suggérer des projets de recherche aux départements d’économétrie, de médecine », répond le Dr Yussuf Saloojee, directeur du Conseil national contre le tabac d’Afrique du Sud. Il insiste : si petites soient-elles, les associations ont la capacité d’essaimer, de former et d’informer pleinement sur ce qu’est le tabac. « Un produit qui, utilisé tel qu’il est prescrit, tue un consommateur sur deux », rappelle le Pr Mohammed Bartal, l’organisateur de la conférence et président de l’Association marocaine de prévention et éducation pour la santé (AMAPES), qui n’hésite pas à accuser l’industrie de « crime contre l’humanité ».
Montrer le vrai visage des cigarettiers est à cet égard un outil redoutable pour mobiliser et faire prendre conscience la société civile et les décideurs des stratégies déployées sur le continent. Et les ONG disposent, sur internet, de millions de documents secrets époustouflants sur l’industrie du tabac. [1]
Car la véritable cause du fléau et le principal obstacle à sa prévention est bien l’industrie du tabac. Une énorme puissance économique - la coalition de cinq géants du tabac [2] - prête à tout pour vendre un produit hautement addictif, la nicotine [3]. Un produit qu’elle a sciemment manipulé chimiquement afin d’en accélérer l’accès au cerveau. Son objectif : accrocher le plus rapidement possible le consommateur. Après, bien entendu, lui avoir donné envie de goûter sa première cigarette.
Un visa pour l’Occident
Et comment appâter le chaland sinon en façonnant une image à laquelle il voudrait s’identifier ? En Afrique, en plus des représentations largement éculées de femme « émancipée » et de jeune « adulte », « viril », « branché », les études marketing ont montré que le rêve de la majorité des jeunes Africains aujourd’hui était d’émigrer en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, raconte Inoussa Saouna, secrétaire permanent de l’Observatoire du tabac en Afrique francophone (OTAF).
Or sans visa, l’eldorado n’est pas permis. Résultat, faute de papiers, ils font un bout du voyage leur paquet de cigarette Visa en poche... [4]
En Afrique comme ailleurs, le public visé - et touché - par l’industrie du tabac est à des années-lumière de cette image idéalisée. « Nous ne fumons pas cette merde. Nous la vendons. Nous réservons le droit de fumer aux jeunes, aux pauvres, aux noirs et aux stupides », avait répondu un cadre de l’industrie à l’homme ayant incarné les Winston sur les écrans [5].
Dans les faubourgs des grandes métropoles africaines, les enfants des rues se voient offrir leur premier paquet, une petite caisse en bois, leur premier travail : vendeur de cigarettes. L’imagerie du tabac est partout : habits d’enfants, murs, échoppes. Les cigarettes sont disponibles 24h/24h. Le tabac fait partie du paysage.
Inverser la vapeur est aujourd’hui l’objectif des associations africaines actives dans la lutte contre le tabac. Mais rien ne se fera sans volonté politique. Elles ont donc à convaincre leurs gouvernements des avantages économiques, sociaux et environnementaux de mesures efficaces.
Contrairement aux idées reçues, le tabac alourdit fortement le fardeau de l’Afrique. Il nourrit la pauvreté. Au Niger, l’achat d’un paquet de cigarettes équivaut au prix des besoins alimentaires quotidiens. Il creuse les coûts de la santé. Outre les pathologies exclusivement liées à la consommation de tabac, les risques de contracter la tuberculose et des complications sont accrus chez les fumeurs.
Les investissements dans la culture du tabac profitent surtout aux multinationales, insiste le Dr Mor Ndiaye, chercheur à la faculté de médecine de l’université de Dakar. Entre 2002 et 2004, les cinq géants présents en Afrique ont accumulé près de 15 millions de dollars de bénéfices, alors que le Zimbabwe et le Malawi, « seuls pays au monde qui dépendent largement de la vente de tabac brut », font souvent appel à l’aide internationale sur le plan alimentaire. Sans compter qu’en termes d’emplois, les fabricants de tabac préfèrent les usines fortement automatisées aux petites unités de fabrication.
L’exemple sud-africain
En 1993, l’Afrique du Sud a lancé une véritable guerre contre l’industrie du tabac. Avec des résultats probants : baisse de 20% de la consommation moyenne de tabac en six ans, les jeunes se montrant particulièrement réactifs aux mesures. Ses armes : une hausse de 375% des taxes sur la vente de cigarettes, couplée à un contrôle accru de la contrebande, d’une loi réglementant les produits du tabac et d’une interdiction du sponsoring sportif et artistique.
Reprendre le contrôle du tabac n’a pas été une partie de plaisir, rappelle le Dr Ndiaye. Les pressions politiques - soulèvements syndicaux orchestrés par les cigarettiers, atteintes à la vie privée des décideurs - et le lobbying ont été intenses. La convention-cadre pour la lutte anti-tabac de l’OMS (CCLAT) [6] n’était alors pas même rédigée.
Celle-ci peut aujourd’hui aider efficacement les pays à légiférer. Et l’industrie du tabac l’a bien compris, cherchant partout où elle le peut à prévenir ou vider de leur sens les lois discutées dans les pays qui ont pris les choses en main (Bénin, Burkina Faso, Niger...). [7] En vigueur depuis février 2005, elle a été ratifiée par 28 pays africains sur 40. Et propose un arsenal de mesures à même de mettre en échec, du moins partiellement, la carte des profits en Afrique minutieusement élaborée dans les bureaux dorés des sièges des multinationales, sis en Suisse et aux Etats-Unis.
Sophie Malka
Paysans ruinés par les cigarettiers
Déforestation massive, pollution des sols par les pesticides et engrais utilisés dans la culture du tabac, maladies provoquées par l’emploi de ces produits sans habits protecteurs, travail des enfants, la production de tabac en Afrique rime avec dégâts environnementaux et sociaux, selon Ludgard Kokulinda Kagaruki, secrétaire générale du Forum tanzanien de contrôle du tabac. Elle sait de quoi elle parle : avec 25 000 tonnes de tabac produit en 2005, la Tanzanie a détrôné l’Afrique du Sud de son troisième rang du continent, derrière le Malawi et le Zimbabwe. Elle n’en produisait que 3000 tonnes en 1961. Et selon une étude menée au sud du pays, 75% des cultivateurs de tabac fument. Plus généralement, l’Afrique a doublé son volume de production en vingt ans, avec 500 000 tonnes aujourd’hui, dépassant en 1996 la production européenne en déclin.
Par quels procédés l’industrie influence-t-elle la production de tabac ?
Ludgard K. Kagaruki : Elle attire les paysans en leur consentant des prêts pour la culture du tabac, qui leur facilitent l’achat d’engrais, de pesticides, de graines et parfois même de tracteurs. Malheureusement, ces prêts ont des coûts très élevés et les paysans sont vite confrontés à d’énormes difficultés de remboursement. Ils restent endettés le reste de leur vie et sont obligés de continuer à cultiver du tabac pour rembourser leur dette, au risque de voir leurs maigres biens vendus aux enchères.
Mais encore ?
L’industrie du tabac prétend mener des actions pour restaurer l’environnement, et ainsi venir en aide aux producteurs de tabac. Elle a annoncé un don annuel de 200 000 millions de shillings (192 000 fr.) pour replanter des arbres, après que nous ayons dénoncé les conséquences de la culture du tabac pour l’environnement lors la journée mondiale sans tabac. Nous n’en avons pas vu la couleur ! Plus généralement, ils sponsorisent le sport, accordent des bourses aux étudiants, soutiennent les petites industries...
Quel bilan tirez-vous de la première conférence africaine sur le tabac ?
J’y ai beaucoup appris, elle était riche d’enseignements. En revanche, je m’attendais un effet nettement plus mobilisateur sur la société civile marocaine. La conférence a débuté et s’est terminée dans les murs de l’hôtel qui l’hébergeait ! En outre, l’Afrique anglophone subsaharienne était peu représentée, alors que la région produit 90% du tabac du continent. D’où l’importance, à mes yeux, d’y tenir la prochaine conférence.
Propos recueillis par Sophie Malka, de retour de Casablanca.
Source : Le Courrier de Genève www.lecourrier.ch
[1] Les cinq principales multinationales du tabac ont conclu un accord financier en 1998 avec les Etats américains (The Tobacco Master Settlement Agreement), destiné à compenser les coûts du tabac pour la santé et à les exonérer de toute action en justice à venir. Ils s’y engagent à rendre publics leurs archives (accessibles sur leurs websites, ils sont compilés sur www.legacy.library.ucsf.edu)
[2] En Afrique, British American Tobacco (BAT), Philip Morris (PM), R.J. Reynolds, Japan Tobacco et China Tobacco Corporation se partagent le marché.
[3] Les besoins en dose de nicotine augmentent rapidement et les courbes de sevrage (temps de désaccoutumance) se rapprochent de celles de l’héroïne.
[4] A voir et revoir, l’excellent documentaire Tabac, la conspiration de Nadia Collot, 2005.
[5] Traduction libre : « We don’t smoke this shit. We just sell it. We reserve the right to smoke for the young, the poor, the black and the stupid ». Récit de Dave Goerlitz, ancien modèle américain, d’une de ses entrevues avec un cadre de l’industrie du tabac.
[6] Le traité demande aux pays d’imposer des restrictions sur la publicité en faveur des produits du tabac, le parrainage et la promotion ; d’imposer de nouveaux conditionnements et étiquetages ; de lutter contre la fumée passive et la contrebande (www.who.int).
[7] Voir : www.otaf.globalink.org.
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